Le Regard Libre N° 20 – Sébastien Oreiller
L’esprit, comme prolongement de l’être au-delà des limites imposées par l’existence, mais aussi comme exaltation de la puissance de l’homme sur le fini, en somme l’esprit avec tout ce qu’il comporte de grandeur et de férocité, cet esprit-là se heurte immanquablement et avec un plaisir toujours renouvelé aux froides surfaces du réel qu’il entend maîtriser. L’esprit est un guide orgueilleux ; plus que tout, l’idée que l’homme puisse être né de la poussière le dégoûte. En somme, il refuse d’être homme, et il se fait lui-même à l’image de Dieu. L’esprit planait sur les eaux, de même qu’il plane encore sur les corps. Il ne tend qu’à vivre sans eux, confiant à la fois de son unicité et de son individualité.
Il n’est donc pas étonnant que l’esprit se définisse lui-même par opposition à l’animal, au corps, à la bête en somme. Platon et ses Idées, Nietzsche et son matérialisme anxieux, Valéry entre esprit et guerre, toute philosophie, depuis des siècles, n’a été que tentative de réconciliation, ou de séparation, entre les deux entités de l’être, l’esprit et la bête. Je ne suis pas parvenu à retrouver cette phrase de Marguerite Yourcenar, disant en somme que le drame de tout Européen, c’est de se rendre compte qu’il a un corps. C’est presque vrai. L’Européen sait très bien qu’il a un corps ; le drame, c’est qu’il ne puisse en sortir.