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«Le retour», roman inédit, épisode 147 minutes de lecture

par Elliot Mazzella
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le retour

Chaque mois, Le Regard Libre publie le roman inédit Le retour du jeune auteur suisse Elliot Mazzella, sous forme de quinze épisodes. Retour à la fiction en ces pages, retour à la vieille tradition du roman-feuilleton.

Joseph est bel et bien de retour parmi les siens. Tout lui réussit. Il travaille, il aime et est aimé. A la fin d’un jour de récolte, et après une soirée arrosée, Joseph s’en retourne chez Agathe où une surprise l’attend. C’est Leila. Elle lui propose de quitter le village avec elle…

Le lendemain matin, Leila, Joseph et Agathe déjeunent ensemble. La logeuse n’est nullement étonnée par la présence de Leila. Elle leur demande s’ils ont passé une bonne nuit. Joseph est un peu gêné, c’est Leila qui répond. Elle est de bonne humeur, mais il n’ose pas la regarder. Il a l’impression de l’avoir trahie. Leila sait ce qui le tracasse et lui prend la main. La veuve sourit de manière complaisante.

– Quand est-ce que tu as prévu d’aller voir tes grands-parents? 

– Ce matin. 

– Salue-les de ma part. 

Le ciel s’est éloigné, le soleil refroidi. La terre est dure, il a fait froid cette nuit. 

Joseph croise ses camarades de la veille. Tous lui sourient amicalement. Certains sont surpris de le voir debout si tôt. C’est qu’il tient bien l’alcool… C’est un bon type en fin de compte. Ils s’arrêtent pour discuter sur la place du village. Ses nouveaux amis n’ont pas peur de parler fort. Des femmes et des enfants sortent sur leur balcon. On est heureux de voir que Joseph s’entend bien avec tout le monde. Cet homme méritait sa place. 

Les hommes lui parlent de leur amour pour la terre, de la fierté de vivre en montagne, de la journée de travail qui s’annonce difficile, de leur famille, et même de leurs petits soucis personnels. On lui demande conseil. Joseph n’hésite plus, il se laisse porter par la vague de bonheur qui déferle dans son cœur et répond comme s’il connaissait ces hommes et leur histoire depuis toujours, comme s’il faisait vraiment partie de leur groupe. On est satisfait de ses réponses. On le trouve intelligent. On se demande pourquoi on n’y avait jamais pensé soi-même. On le remercie et lui rappelle qu’il pourra toujours compter sur les gens du coin. 

Joseph s’excuse de devoir les quitter si vite, il leur explique qu’il n’a pas encore revu ses grands-parents. Les villageois font l’éloge de Marguerite et Aimé. On lui raconte que son grand-père a fait énormément de choses pour la communauté et qu’il a longtemps été l’un de ses piliers. Ça a été difficile lorsqu’on a appris qu’il était malade et qu’il devait se retirer de la vie publique. Et Marguerite, que dire de Marguerite? la gardienne des mots? Nombreux sont ceux qu’elle a consolés. Joseph a beaucoup de chance de les avoir encore tous les deux. 

On ne le retient pas plus longtemps. Emu par les dires des villageois, il court chez ses grands-parents. 

Devant la porte, il se raidit. Joseph craint qu’ils ne le reconnaissent pas. Il songe à sa vie depuis l’accident et se résout à sonner. Une petite femme lui ouvre. Ils restent tous les deux sur le pas de la porte, sans dire un mot, puis Marguerite l’embrasse et verse quelques larmes, soulagée. Elle avait peur de ne jamais le revoir. Joseph le sait bien et se sent coupable. Il aurait dû lui dire ou mieux, il aurait dû venir tout de suite. Comment a-t-il pu penser une seconde que ses grands-parents l’avaient oublié? La douleur a été vive, mais sa présence suffit pour tout effacer. Ce qui compte à présent, c’est qu’il soit bien là, avec elle, sur le pas de la porte, en vie.

– Je suis désolé, grand-mère… vraiment désolé. 

– Oh, mais qu’est-ce que tu racontes? On savait que tu viendrais, ça ne faisait aucun doute.

Bien sûr, elle ment. Bien sûr, tout le monde a douté. Mais ça n’a plus d’importance; aujourd’hui, tout est pardonné.

– Allez, entre! Ça va te faire drôle. 

L’intérieur est plongé dans une pénombre rougeoyante. Les rideaux tamisent la lumière. Joseph fait face aux armoires gigantesques qui l’ont tant effrayé lorsqu’il était enfant. Derrière leurs portes de verre, il retrouve ces plats de faïence décorés par les artisans du village. Sur les vieilles commodes, les photographies n’ont pas changé de place, les petites babioles et les jouets de son père sont toujours là. Joseph reconnaît les peintures qui sont accrochées dans le salon ; les artistes sont tous inconnus. Une odeur de terre s’y exhale, ce sont les plantes que sa grand-mère aime tant et dont il ne connaît pas les noms. Dans un coin, le moins éclairé de la pièce, se dresse un mur de livres ; c’est la bibliothèque. Au-dessous se trouve un lit qui est réservé au lecteur. Joseph le connaît bien. Il ne lisait presque jamais chez lui…

– Viens voir ton grand-père Joseph. Je crois qu’il dort. 

Marguerite ouvre la porte de leur chambre en faisant le moins de bruit possible. Il est là, pelotonné dans les draps. Il ne respire pas très bien. Joseph lui prend la main. 

– Ne sois pas triste. Ton grand-père n’est pas pressé de partir. Il va encore rester quelque temps avec nous. Et toi tu vas habiter ici. Tu sais que tu seras toujours le bienvenu chez nous. Tu peux venir quand tu veux, il y aura toujours quelqu’un pour t’ouvrir. Ne t’en fais pas.

Ces paroles le touchent profondément. Sa gorge se serre, ses yeux se mouillent. Il ne veut pas pleurer, mais c’est plus fort que lui. Il ne doit pas avoir honte de pleurer devant sa grand-mère, et puis, qu’est-ce qu’un petit-fils peut bien cacher à une grand-mère? Elle sait tout d’instinct, elle comprend tout sans explication. Marguerite s’attendait à ce que son petit-fils soit bouleversé, elle savait aussi qu’elle le consolerait sans peine. 

– Je vais faire du thé. 

Ils boivent sur le lit du lecteur. 

– Tu as continué de lire en ville? 

– Non, malheureusement. Je n’avais plus le temps à cause du travail…

– Eh bien. C’est drôle, tu as toujours aimé lire. Tu n’aimais pas tellement la solitude. La vraie solitude, celle qui ennuie parce qu’elle est muette et qu’elle ne promet rien. Je m’en souviens bien, tu étais jeune. Tu venais goûter, et puis tu t’installais sur ce canapé avec un livre que tu ne quittais plus des yeux. Je te conseillais, tu lisais tout. D’abord je me suis dit que tu aimais t’évader, que les grands voyages te plaisaient, mais aussi parce que j’avais entendu dire que tout ne se passait pas comme tes parents l’auraient souhaité à l’école… Et puis un jour tu m’as dit quelque chose de curieux: «Dis Grand-maman, pourquoi est-ce que les livres mentent? Je ne veux pas qu’on me mente, moi. Non, je veux pas. J’aime pas ça.» J’étais restée bouche bée. Parce que, tu imagines bien, ta pauvre grand-mère ne savait pas quoi répondre. Alors je te disais: «Mais non, tu vas voir. A la fin, on te dit toujours la vérité.» Ça ne te suffisait pas. Tu en rajoutais: «Grand-maman, j’ai l’impression d’être trompé. Mais tu sais, moi, je ne veux pas être trompé.» C’était drôle et terrifiant tout à la fois. Parfois, tu disais que lire te faisait souffrir et que tous les livres avaient été écrits par des salauds. Alors un jour, tu m’as dit que tu voulais écrire ton propre livre. Sans te tromper et sans tromper les autres. Tu partais en guerre comme un conquérant. Tu m’as beaucoup touchée, et j’ai ri parce que je ne te croyais qu’à moitié, tu étais un peu fou. Mais attends un peu… Tu aimerais peut-être les lire, ces textes? Et moi j’ai tout gardé. Je vais te chercher ça.

Marguerite ouvre quelques tiroirs et fouille. Après un moment, elle revient avec des feuillets à la main. Elle les lui tend, heureuse de pouvoir partager un moment avec son petit-fils. Elle est nostalgique. Joseph lit avec une certaine gravité. Après quelques lignes, il se détend et sourit. Enfin, il rit sans retenue. 

– Mais… Ah! Ah! Je ne comprends pas moi-même! 

– Oui, c’est ce que je t’ai dit. Alors toi, oh, que tu étais fâché! Tu nous as piqué une crise et tu es parti en criant que si nous n’arrivions pas à comprendre, ça voulait dire qu’écrire sans tromper personne était impossible! Tu ne lirais plus jamais! Jamais! Et tu es rentré chez toi en pleurant. J’étais toute secouée. Mais je me suis dit que ça te passerait et, en effet, quelques jours plus tard, tu étais chez moi, à ta place habituelle, plongé dans la lecture. 

– Je peux garder ces pages? Ce sera une histoire à raconter! Un bon souvenir de ma quête de vérité… 

– Bien sûr.

– Merci, grand-mère. Je ne vais pas trop traîner, on a peut-être besoin de moi au village. 

– Tu ne veux pas rester manger? 

Marguerite le connaît bien. Ils se mettent à table et discutent des choses du village. Joseph veut en savoir plus sur ses grands-parents. Il ignore ce qu’il s’est passé après son départ. Ils ne voient plus le temps passer. Lorsque le soleil s’apprête à disparaître derrière les montagnes, ils se séparent à contrecœur, comme s’ils ne se reverraient jamais plus. Marguerite dément cette crainte absurde, dictée par l’affection que lui témoigne son petit-fils. Elle le prend dans ses bras comme lorsqu’il était enfant et lui dit:

– A demain, mon petit-fils adoré.

– A demain, grand-maman.

La suite, le mois prochain.

Vous venez de lire un épisode paru dans Le Regard Libre N°94.

Vous pouvez lire l’épisode précédent.

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