Le Regard Libre N° 33 – Sébastien Oreiller
Chapitre II : Arrivée du fils (suite)
Quand il fut rentré chez lui, dans les pénates de la mère, couché sur son lit la fenêtre ouverte, endormi dans les courants de la nuit, il songea à ce qu’il devait faire. Il repensa aux dernières journées qu’il avait passées en leur compagnie, ce qu’il avait enduré pour elle. Comment, pour lui faire plaisir, il avait accompagné les deux détritus en promenade, comment elle s’était installée à même l’herbe, au bord de l’étang, dans un habit blanc, presque transparente sur le rivage. L’ombre des arbres l’avait noyée. Pendant qu’elle les regardait, pendant que les filles erraient alentour, ramassant les bouquets de petites orchidées et de gentianes pour en garnir leur chambre, eux s’étaient baignés dans cet étang froid qui descend des montagnes, détrempé du courant limpide leur chair impure, sous le regard de la mère. Cette eau, il le pressentait, souillerait bientôt les pentes montagneuses, en torrent rapide, jusqu’à se jeter dans le fleuve en contrebas, inondant la plaine de leur saleté. Les petites gens s’en désaltèreraient à l’envi. Un germe allait s’abattre sur le pays, celui du mépris qu’ils lui portaient, pendant qu’elle beurrait leurs tartines et épluchait les œufs durs. Comment pouvait-elle l’aimer sans les détester ? Lui qui respirait l’air des forêts et des écorces, et la mousse et les animaux des champs. Il détourna son regard dans les profondeurs et vit son reflet, sous lequel gisait, noyée, la jeunesse qu’il avait recherchée.
Ainsi donc avait-elle fui loin de lui, gravi les talus escarpés jusqu’aux solitudes enneigées, où le soleil est plus chaud. L’idée le fit frémir. Peut-être s’était-elle jetée dans cette eau glaciale, anesthésiée par le froid, pour s’entraîner dans les abîmes. Il l’avait dégoûtée. Il ne la reverrait plus. L’hiver, bientôt, lui ferait un cercueil de glace, et elle disparaîtrait dans la montagne. Tout cela était de sa faute, depuis qu’elle était arrivée. Sa présence, comme une transpiration estivale, lui collait à la peau, poix de chair nécessiteuse. Il plongea dans l’eau, les pieds dans les fanges, pour s’en purifier, mais le poison des deux autres, répandu dans l’étang, avait déjà ravi son âme, et il en sortit plus sale que jamais. Il ne voulait plus. Il voulait rentrer chez lui, avec ses frères et ses sœurs, sa mère qui l’attendait, simple et stricte, et s’atteler aux derniers travaux avant l’hiver. Il voulait l’odeur du feu, et le potage sur l’âtre, et le pain dur. Mais sa jeunesse était partie, dans cette eau qu’ils avaient souillée. Cerné par cette race impure, toujours nécessiteuse et attachante, elle autant que les deux autres, bouclé dans cette maison froide aux murs impénétrables, avec le mort dans leur cave. Pendant ce temps, pendant qu’il soupirait, elle continuait d’éplucher les œufs. Puis, la nuit le reprit, et il se souvint qu’il était rentré, qu’il dormait dans ses vieux draps lavés par les mains laborieuses de la mère à la fontaine, qu’il enfilerait le lendemain, pour aller aux champs, les vieilles chaussures du père, qu’il était chez lui, que bientôt l’odeur forte du café le tirerait de son réveil, et les cris des frères et sœurs. Il se retourna, et se rendormit.
Quand il se réveilla, la mère était morte.
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