Les lettres romandes du mardi – Loris S. Musumeci
«Hélène surtout, Provençale dont les parents s’étaient établis ici, ville qui était alors française, a proclamé: ‘‘Je suis du Rhône, vaille que vaille!’’ Quant à Karel, issu de Prague, il est désigné à jamais comme ‘‘homme du Rhin’’ par la piquante demoiselle.»
Elle est du Rhône, il est du Rhin. Ils se rencontrent dans le Colmar occupé de la fin du XIXe siècle. Les deux travaillent dans le pensionnat «très sélect» pour filles. Elle enseigne le latin et le français; lui la musique. Leurs regards se croisent. Le sentiment amoureux n’est pas direct, mais finit par s’imposer comme une évidence. L’amour advient, meut les corps, et les unit au soir de la Saint-Sylvestre. Le résultat: «Stella vient de naître en ce 10 octobre 1894».
«Les destins infiniment croisés des humains, de leur naissance jusqu’à leur fin dernière, ressemblent à ce fortuit et gigantesque branle-bas des eaux. Le chenal qui est à l’origine les aura pris par la ceinture ne les quittera guère, leur vie durant. Les hommes tracent la voie avec le même fatal acquiescement que les eaux en leurs cours. Ainsi vont-ils de conserve et de toute éternité dans la coulée des fontaines et du temps.»
Les destins se croisent, comme des fleuves. Et pourtant, le Rhône et le Rhin ne se croiseront jamais vraiment, selon les dires d’Hélène. Et la séparation. La petite Stella meurt à l’âge de quatre ans. La mère, ne pouvant accepter la disparition de sa fille, s’en va la chercher. Karel reste seul. Silencieux. Il a tout perdu. Il se décide un matin à partir en Juif errant à la recherche de sa femme, de sa fille, de son destin. Il trouvera sur son chemin des amis, des doutes, des espoirs, du désespoir, un sens aux événements et l’absurdité de la vie.
Aux airs d’un petit roman bien simple et banal, l’auteur jurassien livre au lecteur un récit poignant, profond et marquant. Alexandre Voisard réussit à dire en l’espace de cent nonante pages ce qu’est la solitude d’un homme:
«On ne m’attend pas, c’est peut-être simplement ça, la solitude d’un homme, non pas cette marche sans personne à ses côtés mais ce sentiment tenace qu’il n’y a personne à l’horizon de son chemin.»
Il dit aussi dans une délicatesse de langage le bonheur de trouver enfin l’amour, le vrai; puis de le perdre à tout jamais. Et la musique, qui accompagne Karel dans son voyage. Et les rencontres hasardeuses, dont celle du père Vienot et de la famille Goldberg. Et la nature qui recueille Karel dans son errance. Et la Vierge Marie, consolatrice mystérieuse de l’homme égaré; Notre-Dame des femmes égarées.
Les mots utilisés sont poétiques, non pas parce qu’ils paraissent savants et inaccessibles. Tout au contraire. Ils disent le dépouillement par un verbe fin et nu. Un verbe authentique, qui raconte une histoire sans prétentions. Mais l’histoire d’un homme, qui a vécu, suivant un destin, suivant un fleuve.
Au détour de l’histoire de Karel, l’écrivain redonne vie aux sens les plus primitifs du lecteur, réussissant dans ses mots à faire ressentir la noblesse de «la soupe fumante» et du «pain coupé en grosses tranches». La vie de la campagne prend ainsi un sens profondément évocateur et s’érige en bouchée d’air frais pour le protagoniste comme pour le lecteur:
«L’air est vif sur ces grands pâturages. Karel s’emplit les poumons de grandes aspirations, ici la vie, tous les gestes de ses paysans sont justes et nécessaires, chaque mot dans leur bouche a un sens précis, c’est cela la vraie vie, pense Karel, la simplicité à laquelle m’encourageait le curé je la vois de mes yeux.»
Notre-Dame des égarées est en somme de ces romans dont vous vous n’oublierez jamais tout à fait l’histoire des personnages, les lieux qu’ils ont arpentés, les rencontres qu’ils ont faites et le destin fluvial qui les a emportés. La musicalité de l’ouvrage et sa poésie vous suivent, vous rappelant que le vie est inéluctablement tragique, mais qu’elle a malgré tout un sens dans le passé vécu, heureux bien que bref. Parce qu’elle suit son cours, comme le fleuve. Parce que le ciel la guide pour la mener en musique jusqu’où la musique cesse pour laisser place aux larmes soulagées. Au silence éternel.
«Toutes les eaux, de la source au ruisseau, de la rivière au fleuve, le moindre filet d’eau, s’accomplissent en cette quête incessante de l’autre, de même que les destins humains se croisent, se toisent, se frôlent, se heurtent et parfois s’épousent dans cet irrésistible mouvement de l’univers.»
Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: © Editions Zoé