Cette année, le lectorat francophone et même planétaire fête le bicentenaire de la mort de Charles Baudelaire. Son recueil phare Les Fleurs du Mal, paru pour la première fois en 1857, a fait l’objet d’une adaptation poétique tout à fait hors du commun, publiée en fin d’année dernière. Nos Fleurs du Mal, pastiche de Vincent Gelot, ne laisse pas indifférent. Mais un peu pantois.
En plein milieu du XIXe siècle, un poète initiait par son écriture ce que lui-même appelait les «correspondances». Verticales quand il s’agit de relier le visible et l’invisible, l’être et l’essence, le spleen et l’idéal, horizontales quand elles consistent en des synesthésies, c’est-à-dire des coïncidences de perceptions entre les différents sens, les correspondances baudelairiennes ont signé la naissance conceptuelle – et pratique! – de la poésie moderne. Elle-même portée, en tout cas chez Baudelaire, par une tradition à la fois des sentiments du poète et de la maîtrise objective des formes poétiques, cette matière marquante nous parle encore aujourd’hui: sentiment de solitude au milieu d’un foule urbaine, amour-haine du progrès, complexité du beau, victoire de la mélancolie sur les plaisirs en tous genres…
Un travail d’horloger
Vincent Gelot, responsable de projets pour l’ONG L’Œuvre d’Orient en Syrie et au Liban, s’est pris de passion, il y a quelques années, pour Les Fleurs du Mal et a décidé de les imaginer telles que Baudelaire les aurait écrites aujourd’hui. Un travail de titan est alors effectué: trois ans, apprend-on dans l’introduction. «Au fur et à mesure de l’écriture, ma vision du pastiche n’en devient que plus claire: puiser dans la poésie baudelairienne pour dire les “ordinaires maux de la modernité” qui frappent le monde et le lecteur du XXIe siècle: nos Fleurs du Mal», écrit l’auteur.
A l’arrivée, le lecteur est obligé de le constater: la versification de chaque poème du recueil (mètres, rimes, etc.) est respectée à la perfection. Seul le contenu des vers est modifié – ce qui est déjà beaucoup. «Parfums exotiques» devient «Solitude érotique», «L’invitation au voyage» est rendue par «L’incitation à la haine», etc.
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Voilà un poète contemporain qui, comme son modèle Baudelaire, résiste aussi à la tentation de la sensiblerie. On sent que ces âmes seraient encore plus romantiques si elles n’avaient pas cet attachement à la rigueur formelle, héritée du Parnasse, mouvement poétique contemporain de l’auteur des Fleurs du Mal. La synthèse qui en résulte peut être comparée à un îlot miraculeux au milieu des océans tumultueux de la poésie. Et c’est l’une des caractéristiques qui rend le corpus de Baudelaire si riche et passionnant. Voyez plutôt «L’Albatros», classique des Fleurs du Mal, et son pendant de Nos Fleurs du Mal, «L’Etranger»:
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d’eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid! L’un agace son bec avec un brûle-gueule, L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. | Souvent, pour s’évader, des peuples d’esclavage Prennent de longs canots, frêles radeaux des mers, Que laissent dériver, vers un lointain naufrage, Les passeurs profitant de leurs destins amers. A peine ont-ils noué leur gilet rouge aux hanches Que ces êtres obscurs, las et silencieux, Laissent péniblement les flots d’écumes blanches Comme des souvenirs s’éloigner derrière eux. Ce sombre passager, qu’il est fragile et seul! Lui, naguère si fort, qu’il est cadavérique! L’un, sur la houle, tient son fils dans un linceul, L’autre prie, en pleurant, tous les dieux de l’Afrique! Le Poète est pareil à ces âmes damnées Qui voguent sur la mer sans pouvoir s’amarrer: Exilé de son ciel, sur des eaux déchaînées, Quelques débris d’azur l’empêchent de sombrer. |
Incontestablement, nous avons affaire ici à de la haute poésie, qui n’a d’autre objet qu’elle-même. Des perles comme ça, il n’y en a pas vraiment d’autre dans ce recueil étonnant signé par Vincent Gelot. Il y a toutefois d’autres réussites. On est dans le juste avec «Les époux», dans le drôle avec «La bite», dans le virtuose avec «Le dernier voyage», dédié à Sylvain Tesson. Il convient également de saluer les illustrations d’Edmond Baudoin, aussi variées que singulières, qui collent à la perfection à l’imaginaire véhiculé par l’auteur, dans la continuité de l’univers baudelairien.
La question qui tue
Or vient maintenant la question qui tue: le résultat de ce travail apporte-t-il beaucoup au lecteur d’aujourd’hui? Cela dépend. Ceux qui ne sont guère tentés a priori par la lecture des Fleurs du Mal pourront éventuellement être convaincus de leur importance, de leur pertinence et de leur élégance par l’actualisation qu’en propose Vincent Gelot. Mais encore faut-il qu’ils puissent entrer dans cette poésie, fût-elle plus attrayante – le problème demeure. Quant aux âmes déjà acquises par Baudelaire et par la poésie de manière générale, Nos Fleurs du Mal paraissent forcément un peu artificielles, ou en tout cas hybrides, à cheval entre deux époques, deux langues, deux tons. Si Nos Fleurs du Mal se présentent comme un mélange entre pastiche et parodie, elles se reçoivent avant tout comme un brillant exercice de style, mais un peu hors du temps. Ce qui, en toute apparence, n’est pas vraiment l’objectif visé par la démarche.
Baudelaire l’intemporel est déjà hybride à sa façon, notamment en ce qu’il trouve de la beauté dans le mal (d’où le titre de son recueil), de l’or dans la boue. Dès lors, proposer un décalage de plus – entre cette hybridation-là et l’actualité du XXIe siècle – ne revient-il pas à nier la permanence d’un chef-d’œuvre, qui se suffit à elle-même? Vouloir actualiser Baudelaire, n’est-ce pas laisser entendre qu’il n’est plus actuel? S’il l’était encore, à quoi bon l’actualiser? Certes, il faut que la société puisse toujours compter sur des personnes de talent pour offrir des clefs de compréhension aux nouveaux venus dans le monde de la littérature; des entrées dans les œuvres de maître; des raisons de s’élever. Mais avons-nous besoin, en l’occurrence, d’auteurs de remake? Pas sûr. Il n’empêche, cela reste un bel hommage rendu à Baudelaire.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
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Vincent Gelot (auteur)
Edmond Badouin (Illustrateur)
Nos Fleurs du Mal
Editions de la Martinière
2021
208 pages
Illustration de couverture: © Jonas Follonier pour Le Regard Libre