Paru pour la première fois en janvier 2014, Le Regard Libre, qui n’a jamais changé de nom ni de mission, a néanmoins évolué d’une revue estudiantine à un magazine intellectuel présent sur la scène médiatique. Il est temps de vous en dévoiler un peu plus les coulisses.
Automne 2013, au Lycée-Collège des Creusets, à Sion. J’étais alors dans mon avant-dernière année de gymnase, qui compte cinq ans en Valais. Ce pénultième degré était déjà dévolu à la préparation des examens de maturité concluant la dernière année. Dans ma classe orientée sur les humanités classiques, les débats allaient bon train en cours de philosophie ou de littérature française. Avec quelques camarades, nous divisions le monde entre flaubertiens et stendhaliens, nous prenions parti qui pour Antigone, qui pour Créon. Et bien que nous n’eussions pas encore vingt ans, nous critiquions le monde avec désinvolture.
De ce genre de controverses stéréotypées auxquelles nous croyions pourtant dur comme fer me vint une idée. Pourquoi ne pas lancer un mensuel pour exprimer nos avis contrastés en matière de culture et de société? Après tout, si nos passions pour certains aspects du programme d’études trouvaient un terrain de jeu dans des dissertations et autres exposés, la matière politique ou artistique qui nous obsédait à l’extérieur de ces murs demandait à pouvoir être malaxée en quelque lieu! Et de cette gazette imaginée sur le modèle des publications hexagonales où trônent l’amour du débat et le dialogue entre les disciplines surgirait peut-être quelque nuance dans nos réflexions. Bref, la possibilité d’un cheminement intellectuel, en complément de nos cours, en prolongement de nos découvertes.
Trois amis acceptèrent aussitôt ma proposition d’écrire chaque mois pour ce titre, dont il fallait encore trouver le nom. J’optai, avec l’acquiescement de mes collègues, pour un alliage de la liberté de pensée dont nous souhaitions emplir nos pages, et de la traduction du Blick alémanique de l’autre, un regard signalant une attention journalistique à l’époque. Libre, nous choisîmes de l’être également par rapport à l’actualité pure, préférant l’approcher par des questions intemporelles ou des pas de côté. Le Regard Libre était né, et avec lui son inscription dans la grande famille des magazines.
Notre premier lectorat
Le premier numéro fut publié en janvier 2014, sous une forme exclusivement numérique, comme les onze éditions suivantes. Le relais de nos PDF par le lycée-collège sous forme de courriels à tous les étudiants nous permit d’acquérir un premier socle de lecteurs, y compris parmi les professeurs. Certains nous sont restés fidèles jusqu’à présent, et nous leur devons beaucoup – une base de légitimité.
En couverture du N°1, on trouve le pape François. Un fait qui n’est pas anodin, dans la mesure où l’auteur de l’article en question, Loris S. Musumeci, resta plus de six ans dans l’équipe et devint mon adjoint, alors même que pendant les premières années, nos visions du monde contrastaient fortement, en particulier au sujet de tout ce qui touchait à la religion. Mon anticléricalisme d’alors ne disait rien de mes amitiés – ni surtout de la ligne du journal, qui n’en eut justement jamais, sinon de favoriser le débat d’idées et la culture dans une optique pluraliste, c’est-à-dire libérale. Le sujet sur le pape Français concernait d’ailleurs sa venue… à Lampedusa. Voilà que cette île refait parler cent numéros plus tard!
Une priorité donnée au débat d’idées
Les dix premiers numéros accueillirent certains de nos dadas qui noircissent encore régulièrement nos pages: les grandes démarcations idéologiques et sociologiques qui définissent les débats contemporains, l’évolution de la chanson française, nos coups de cœur littéraires et cinématographiques… Des ténors de la politique valaisanne s’exprimèrent dans ces éditions collector. Des débats s’ouvrirent, qui ne se fermèrent jamais. Des personnalités se créèrent.
Dès le N° 11, publié en octobre 2015, la politique fédérale s’invita plus concrètement dans nos réflexions. Trois événements l’expliquent. Premièrement, ce mois-là fut l’occasion d’analyser les premières élections nationales auxquelles nous pûmes voter. Deuxièmement, un an après le cap de la majorité, nous avions franchi celui de la maturité: mes complices et moi venions d’entrer à l’université! Dans des villes différentes… ce qui, plutôt qu’un désavantage, s’avéra une grande opportunité. Tenant séance chaque mois dans une ville suisse différente (habitude que nous avons gardée), nous ne tarderions pas à étendre notre toile. Le premier fil fut justement tissé à cette première réunion post-bac du mois d’octobre 2015, et c’est le troisième événement qui explique l’arrivée de la politique fédérale parmi les domaines de prédilection du Regard Libre: un nouveau venu avait rejoint l’équipe.
Ce nouveau venu, c’était le Neuchâtelois Nicolas Jutzet, qui apporta également la touche économique de la revue. Faisant ses premiers pas d’éditorialiste dans nos colonnes, il contribua considérablement au développement de notre petite structure, et à la qualité des débats que nous publiâmes. Il devait bientôt se faire connaître comme le porte-parole pour la Suisse romande de l’initiative populaire «No Billag», visant à supprimer la redevance pour la radio et la télévision publiques. Nous ne prîmes jamais position sur ce sujet: non seulement les avis étaient partagés au sein de la rédaction, mais nous n’avions jamais pris position – encore aujourd’hui – sur une quelconque votation, contrairement à la plupart des journaux traditionnels, qui ne sont pourtant pas estampillés «médias d’opinion». Cocasse… mais cohérent en ce qui concerne notre publication, mettant un point d’honneur à être apartisane, mais 100% politique au sens de la pratique du débat d’idées.
Vers un rapprochement de vous
Jusqu’en mai 2018, notre offre par numéro se limita à 28 pages A4, certes de moins en moins amateur en termes de graphisme. Le Regard Libre N° 36 marqua le passage aux 68 pages, format toujours en vigueur, sauf ce mois-ci où nous souhaitions en publier 100! Une autre étape fut franchie avec l’introduction des dossiers thématiques dès le N° 82 en février 2022. Chaque mois, nous traitons d’un thème général – immigration, ironie, démocratie, neutralité, école… – sous divers angles de réflexion, qu’ils soient géopolitiques, artistiques ou encore historiques. Sur certains phénomènes de société, comme le wokisme, nous aurons été relativement précurseurs, même si cela n’a jamais été l’objectif. Nous préférons prendre le temps qu’offre un mensuel pour éclaircir les enjeux d’une controverse, mettre en lumière les paradoxes de l’époque, commenter les permanences ou les évolutions de l’être humain face aux grandes questions qu’il rencontre. Nous y prenons un malin plaisir.
Et cela semble payer, puisque, à défaut de toucher un salaire (autre qu’un important enrichissement immatériel), nous sommes de plus en plus lus. Partis de rien, en termes de fonds, de temps ou de notoriété, nous sommes aujourd’hui reconnus par nos pairs, plusieurs de mes collègues et moi sommes journalistes professionnels et nous comptabilisons 600 abonnés toutes formules confondues, sans compter les ventes réalisées dans les librairies Payot et sur notre boutique en ligne, les emprunts de numéros dans plusieurs bibliothèques de Suisse, les visites mensuelles de 15’000 lecteurs sur notre site (un chiffre stable depuis quelques années) ou encore les nombreuses nouvelles visites via l’interface de Cairn.info, premier portail francophone de revues de sciences humaines et d’actualités.
Nos chiffres n’ont jamais été rouges. Et notre avenir est fait de rose. Nous planchons depuis plusieurs semaines sur une amélioration de notre ligne graphique, grâce à l’aide de professionnels. Une nouvelle maquette – dans la continuité de l’existante, mais rivalisant véritablement avec les publications comparables – sera présentée en janvier prochain à l’occasion de nos dix ans d’existence. Nous souhaitons également nous rapprocher davantage de nos lecteurs et partenaires. Divers efforts sont prévus pour renforcer Le Regard Libre comme étant the place to be pour peser dans les débats, en Suisse romande comme ailleurs. Ce programme est si motivant! A bientôt et merci.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com