L’Union européenne est le lieu d’une grande confrontation politique entre souverainistes et tenants d’une forme de gouvernance internationale. Une situation qui pose la question centrale et délicate de la souveraineté à l’ère de la mondialisation.
Qu’est-ce que la souveraineté? Classiquement, on la définit comme l’exercice d’un pouvoir sans partage, ou la détention de l’autorité suprême. En d’autres termes, un Etat est dit souverain dans la mesure où il est autonome, est libre de nouer et de dénouer des alliances, est en mesure de faire face aux contraintes extérieures, etc. On cite souvent le juriste allemand Georg Jellinek qui définissait la souveraineté comme «compétence de la compétence» (Kompetenz-Kompetenz), c’est-à-dire capacité d’un Etat ou d’une entité d’établir les limites de ses propres compétences, sans être subordonné à une autorité supérieure. On saisit l’idée.
Etat-nation et souveraineté
En démocratie, la souveraineté est d’abord celle du peuple, qui l’exprime par le vote et les élections. Dans certains régimes, on parle de souveraineté populaire, dans d’autres de souverainté nationale, et les débats juridiques et philosophiques sur cette distinction sont complexes[1]. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, il existe un Etat qui joue le rôle d’acteur central dans les relations internationales, et qui, à ce niveau, est concerné par la question de la souveraineté.
A cela, il faut ajouter que les Etats, généralement, ne sont pas des constructions purement arbitraires: ils sont le résultat d’un long processus historique qui leur a donné naissance. Dans le cas des Etat-nations, les individus qui le composent sont réputés appartenir à une même nation, c’est-à-dire à un groupe humain plus ou moins homogène, héritier d’une histoire, d’une culture et de mœurs communes, généralement d’une langue commune, attaché à un territoire, et dont découle une aspiration à une vie commune. Et cette appartenance commune légitime l’existence d’une autorité politique, d’un Etat, chargé d’assurer la défense des intérêts de la nation à l’intérieur des frontières, comme à l’extérieur.
Relations internationales et rapport de force
Hors de ses frontières, chaque Etat est partie prenante à la réalité complexe des relations internationales, ou inter-étatiques pourrait-on dire. Comme à l’échelon humain, la collaboration est nécessaire. Une collaboration qui requiert un cadre, une structure: c’est la raison centrale de l’existence du droit international, d’organisations intergouvernementales, d’alliances militaires, de traités bilatéraux, multilatéraux, de la diplomatie officielle comme secrète, etc., au nom parfois de valeurs communes, laïques (droits de l’homme) ou religieuses.
Toutefois, quelles que soient la robustesse et l’efficacité de ces modalités de collaboration, elles n’en sont pas moins le vernis d’une réalité qui demeure fondamentalement un rapport de force. La justice internationale en est un exemple patent. Récemment, la Cour pénale internationale (CPI) émettait un mandat d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. En théorie, les 125 Etats signataires – dont la Suisse et tous ses voisins européens – seraient tenus d’arrêter l’accusé s’il pénétrait sur leur territoire, afin de le faire traduire en justice. Dans les faits, lequel de ces pays, quand bien même il en aurait l’intention, pourrait assumer une telle responsabilité – celle d’arrêter le chef du gouvernement d’une puissance nucléaire? D’autant que les Etat-Unis, première puissance mondiale et soutien historique d’Israël, ne sont pas membres de la CPI et ne reconnaissent pas ses décisions.
Il n’est pas question de discuter la légitimité ou non de la décision de la CPI, mais simplement de noter qu’elle est révélatrice d’un invariant de la collaboration internationale: l’omniprésence du rapport de force et la prééminence des intérêts nationaux particuliers.
On pourrait en donner de nombreux exemples. Le principe de l’extraterritorialité du droit américain en est un. Parce qu’ils sont l’hyperpuissance mondiale, les Etats-Unis peuvent se permettre de faire appliquer leur droit partout dans le monde, en violation flagrante des différentes souverainetés nationales. De même, bien que l’invasion de l’Ukraine soit illégale au regard du droit international, la Russie de Vladimir Poutine, au nom de ce qu’elle estime être ses intérêts, a décidé d’engager un rapport de force sur le plan militaire avec son voisin et avec les pays occidentaux.
De manière générale, il n’est pas révolutionnaire de dire que toutes les grandes puissances mènent des actions clandestines – donc par définition illégales – dans d’autres pays: déstabilisations, sabotages, arrestations, extraditions, assassinats, etc. Le fait est que plus un pays est puissant militairement et économiquement, plus il est en mesure de faire fi du droit international, des traités, des décisions de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou d’autres organisations, qui ne disposent de toute façon d’aucuns moyens réels de contrainte.
Raidissement des institutions internationales
En réponse à cette faiblesse intrinsèque aux institutions internationales, certaines d’entre elles peuvent aspirer à augmenter leur pouvoir et leurs moyens de contraintes. L’Union européenne (UE) en est un cas paradigmatique. Composée d’Etats encore encore souverains, elle fait face à de nombreuses résistances qui l’empêchent d’agir comme un seul Etat. Au sein du Conseil européen, les Etats membres disposent par exemple d’un droit de veto. Les décisions doivent donc être prises à l’unanimité. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui souhaiteraient voir disparaître ce droit de veto, de manière à rendre l’UE plus «efficace». De même, l’UE est toujours fragile face aux potentiels revirements dans la politique intérieure de ses Etats membres, en témoigne l’exemple du Brexit.
Seulement, au fur et à mesure que l’UE augmente l’étendue de son pouvoir et tente de limiter la marge de manœuvre de ses membres, elle ne peut que rogner sur leur souveraineté. La fin des décisions prises à l’unanimité au Conseil européen, une proposition soutenue notamment par le Président français Emmanuel Macron et l’ancien Président du conseil des ministres italien Mario Draghi, mettrait les pays dans la position de pouvoir se faire imposer au sein de l’Europe des décisions dont ils ne veulent absolument pas. Les «européistes» assument entièrement cette logique. Les «souverainistes», eux, s’opposent frontalement à ce type d’évolution. Pour ces derniers, on ne saurait décorréler la souveraineté politique de l’Etat-nation, qui doit rester l’échelon politique décisif.
S’ils ne s’opposent pas aux alliances, aux accords, aux partenariats, aux collaborations internationales, les souverainistes veulent conserver à l’échelle de leur Etat la «compétence de [leur] compétence» et craignent par-dessus tout l’effet cliquet qui aboutirait, une fois atteint un certain degré d’intégration européenne, à l’impossibilité d’un retour en arrière.
Une telle opposition entre les tenants de la souveraineté nationale et les défenseurs d’une gouvernance internationale n’est pas propre à l’Europe. Elle se répète sous des formes variées partout où il est question d’organisations internationales. Lorsque des décisions sont prises ou imposées au niveau supra-étatique, des mouvements souverainistes, qui entendent conserver la souveraineté à l’échelle des états, émergent ou se renforcent.
La Suisse n’échappe pas à la règle. Entourée de pays membres de l’EU qui représente plus de la moitié de ses exportations (50,32% en 2023) et de ses importations (70,01% la même année), elle doit trouver sa place dans un espace européen où les dynamiques d’interdépendance se heurtent souvent à la défense de ses spécificités politiques (comme la démocratie semi-directe et le fédéralisme) et économiques. Le débat intérieur ne fait que commencer après l’annonce de l’aboutissement des négociations matérielles entre Berne et Bruxelles pour un paquet de nouveaux accords le 20 décembre dernier.
Ecrire à l’auteur: antoine.bernhard@leregardlibre.com
Vous venez de lire une analyse tirée de notre dossier «Qui a vraiment le pouvoir?», contenu dans notre édition papier (Le Regard Libre N°113).
[1] On parle généralement de souveraineté populaire dans les cas où le peuple exprime sa volonté sans intermédiaire par le biais du vote. La notion de souveraineté nationale s’applique plutôt aux régimes représentatifs où les citoyens délèguent leur pouvoir à des représentants qui exercent ensuite le pouvoir au nom de la nation.