Critiquer les élites ne revient pas à les rejeter, mais suppose justement de croire encore en leur mission. A condition de ne pas basculer dans l’opposition systématique.
Critiquer les élites est devenu suspect dans le débat public. Comme si toute mise en cause de ceux qui occupent des positions d’autorité intellectuelle, politique ou encore culturelle devait être l’expression d’un ressentiment «anti-système», d’un rejet dangereux de l’ordre démocratique. Une forme de tabou s’est installée: on peut se moquer des foules, railler les masses ou dénoncer les dérives populaires, mais il faudrait s’agenouiller devant tout détenteur de pouvoir symbolique, sous prétexte qu’il incarne l’«expertise» ou la «légitimité».
Ce réflexe est non seulement paresseux, mais intellectuellement malhonnête. Il trahit une conception dégradée de la démocratie et de la responsabilité. Car critiquer les élites – au sens noble et exigeant du terme – ne revient pas à nier leur utilité. Le faire dans les limites de la bonne foi et dans le cadre du débat rationnel est au contraire la preuve qu’on croit encore à leur mission. C’est justement parce que nous avons besoin d’élites véritables que nous devons être en droit de leur demander des comptes. Exiger qu’elles se montrent à la hauteur. Et dénoncer leur faillite quand elles se fourvoient.
Les élites sont nécessaires aux sociétés humaines. Elles en ont toujours eu. Une société sans élites n’est pas égalitaire, elle est désorientée. Seule l’égalité de droit importe. La diversité des talents et des goûts détermine ensuite un ordre spontané. Et il est souhaitable qu’il le soit: l’histoire démontre qu’un ordre planifié génère de moins bons résultats et davantage d’injustice.
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Ce que nous appelons les «élites», ce n’est pas une classe sociale en soi. Ce n’est pas une caste héréditaire, ni une nomenklatura opportuniste. Les élites véritables relèvent du mérite. Ce sont les personnes qui, par leur formation, leur expérience, leur disposition à penser au-delà d’elles-mêmes, sont en mesure d’assumer des responsabilités supérieures: académiques, politiques, institutionnelles au sens large…
Les élites se définissent par le fait qu’elles exercent un pouvoir – réel ou symbolique – sur le peuple. Il est ainsi évident que leur action – y compris leur discours – puisse et doive être soumise à l’examen public.
Ce n’est pas parce qu’on critique les élites qu’on les rejette. C’est justement qu’on tient à leur existence. C’est qu’on refuse qu’elles deviennent composées de figures creuses, réduites à l’entre-soi, à la communication, à la carrière. C’est qu’on attend d’elles qu’elles gèrent au mieux les affaires de la cité, qu’elles l’orientent, qu’elles l’incarnent.
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C’est quand on aime une idée, une institution, une mission, qu’on est le plus critique à son égard. On ne corrige que ce qu’on estime digne d’être redressé. L’indifférence est un abandon. La critique, elle, est une fidélité. Exiger plus de ses élites, c’est encore croire qu’elles peuvent mieux faire. Qu’elles doivent mieux faire. A l’inverse, les critiques par défaut de la part des «anti-élites» témoignent d’une haine à leur encontre. Et ce ne sont pas de véritables critiques, car elles ne procèdent pas d’une juste analyse des choses au cas par cas.
Il ne s’agit donc pas d’être automatiquement contre, mais d’être toujours critique. C’est la condition même de la survie des élites et de leur qualité. La légitimité ne se décrète pas une fois pour toutes. Elle se cultive. Elle s’entretient et elle se gagne, jour après jour.
Refuser la critique, c’est confondre autorité et immunité, respect et soumission. Or, il ne peut y avoir de respect véritable sans exigence réciproque.
Tous les mois, un membre de la rédaction en chef prend position sur un sujet, en lien avec des questions abordées dans Le Regard Libre. Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com