La libre immigration en provenance de l’UE augmente certes la performance économique, mais elle a de graves effets secondaires négligés. Elle devient ainsi le moteur d’une transformation illibérale de la Suisse.
L’article original de Reiner Eichenberger et Fabian Kuhn est paru en allemand dans Schweizer Monat.
La libre circulation des personnes apporte à la Suisse plus d’immigration et donc plus de croissance de la population et du produit intérieur brut (PIB). Cela apporte aux quelques «citoyens spéciaux» – les décideurs en politique, les entreprises puissantes sur le marché ainsi que les associations de pointe – des recettes fiscales, des chiffres d’affaires et des cotisations de membres plus élevés, et donc de la «vitamine B3»: budget, importance, bonus.
Pour les «citoyens ordinaires», ce qui compte en revanche, c’est de savoir si l’immigration améliore leur qualité de vie. Et là, ce n’est pas le PIB qui est pertinent, mais le PIB par habitant. Pour ce faire, les citoyens spéciaux tendent des pièges de la pensée, comme «l’immigration atténue la pénurie de main-d’œuvre qualifiée». Si c’était vrai, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée aurait disparu depuis longtemps après dix-huit ans de libre circulation totale des personnes. Mais en réalité, l’immigration alimente la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, car les immigrés ont besoin de logements, de biens et de services – en grande partie produits par des travailleurs qualifiés.
L’immigration devient ainsi un phénomène naturel. La croissance rapide de la population raréfie et renchérit tous les facteurs qui ne sont pas reproductibles à un coût moyen constant, c’est-à-dire le sol, l’infrastructure, les biens environnementaux ainsi que les objectifs d’autosuffisance et d’efficience. Ces «coûts de remplissage» font baisser la qualité de vie.
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Il existe de nombreuses études sur les effets de l’immigration, la plupart commandées par la Confédération. Nombre d’entre elles se concentrent sur l’évolution passée du marché du travail, bien que ce soit là que l’on puisse s’attendre à rencontrer le moins de problèmes – précisément parce que l’immigration est un phénomène naturel. Sans surprise, elles montrent que tant que le marché du travail est flexible, les effets de l’immigration sont minimes, ni fortement négatifs ni fortement positifs.
Certaines études simulent les conséquences d’une future immigration. Une étude récente, réalisée par le bureau Ecoplan sur mandat de la Confédération, analyse les conséquences économiques de l’abrogation des Bilatérales I d’ici 2045. Selon le Conseil fédéral, cela entraînerait pour la Suisse une perte annuelle importante de 4,9% du PIB. Mais il s’agit là d’un latin spécial. Pour les revenus par travailleur, l’étude ne trouve que des effets minimes malgré l’hypothèse qu’il n’y aurait pas de coûts de remplissage. Alors que la population augmenterait de 344’000 personnes et de 45’000 frontaliers en moins, les revenus du travail n’augmenteraient que de 0,62% de moins qu’avec les Bilatérales I et la libre circulation des personnes. Ces dernières n’apportent donc presque que des coûts de remplissage aux citoyens ordinaires.
Le trou noir des coûts de remplissage
Jusqu’à présent, les coûts de remplissage n’ont pas fait l’objet d’études. Il est donc d’autant plus important de réfléchir à la question de manière disciplinée sur le plan économique. Ce qui est décisif pour la Suisse, ce n’est pas l’effet de l’immigration, mais l’effet de la libre circulation des personnes. Celle-ci interdit ce qui est la règle dans d’autres pays d’immigration comme le Canada ou l’Australie: limiter, gérer et sélectionner l’immigration de manière ciblée.
L’absence de possibilité de contrôle, combinée aux différences de taille et de prospérité – l’UE a une population 50 fois plus importante et un PIB par habitant 60% inférieur à celui de la Suisse – entraîne une pression migratoire asymétrique en direction de la Suisse. Pour les candidats à la migration, il vaut la peine de s’installer en Suisse tant que les différences de qualité de vie dépassent les coûts de la migration. Ou, en d’autres termes, l’immigration nette ne se tarit que lorsque la qualité de vie suisse, en raison de l’augmentation des coûts de remplissage, tombe au niveau des pays d’origine plus les coûts de migration. Mais si les coûts de l’immigration diminuent à mesure que la proportion d’étrangers augmente (par exemple parce que de plus en plus de gens parlent en anglais), la pression migratoire et donc les coûts de remplissage ne cessent d’augmenter.
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Les coûts de remplissage concernent presque tous les domaines de la vie. Plus d’habitants – 21% en 18 ans de libre circulation des personnes – ont besoin de plus d’espace de vie et de travail, ce qui fait augmenter les loyers malgré l’énorme activité de construction et la diminution des espaces verts. Ils ont besoin de plus d’infrastructures de transport, d’électricité, de services de santé, de places de formation, etc. Les communes et les cantons doivent développer en peu de temps les écoles, les hôpitaux, les routes et les transports publics et assurer les objectifs d’autosuffisance et d’élimination des déchets. Les coûts de toutes ces prestations augmentent de manière disproportionnée en cas d’extension rapide. Il en résulte une baisse de la qualité des prestations, une augmentation de la charge des budgets publics et, finalement, des impôts.
Immigration stimulée par l’attractivité du pays
Certains voient la solution au problème dans une plus grande efficacité, par exemple en intégrant davantage les femmes et les personnes âgées sur le marché du travail ou en dérégulant le secteur de la construction. Mais il s’agit là aussi de pièges de la pensée: Plus la Suisse utilise ses ressources, c’est-à-dire plus elle devient efficace, plus l’attractivité de sa place économique est grande, ce qui augmente la pression migratoire et les coûts de remplissage.
Ce mécanisme d’équilibre prive les citoyens de l’incitation à s’engager pour une bonne politique. De plus, la forte immigration érode les institutions à succès de la Suisse, comme le système de milice et la démocratie directe. Entre-temps, la part des étrangers dans la population résidente permanente s’élève à environ 40% chez les 30-40 ans. Alors que la demande de travail de milice dans la politique, l’armée ou la société augmente avec la croissance démographique, l’offre ne progresse guère. Parallèlement, une part toujours plus importante de la population est exclue de la participation directe.
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Les marchés sont ainsi infiltrés. Comme les autochtones n’ont plus le droit de discriminer directement les immigrés pour protéger leur situation confortable en matière de logement et de travail, ils les discriminent indirectement en discriminant tous les «outsiders» qui souhaitent entrer sur le marché (c’est-à-dire les immigrés et leurs propres jeunes) ou tous les non-résidents locaux (qu’ils soient suisses ou immigrés). Ainsi, le marché de la location est de plus en plus réglementé afin de protéger les locataires existants, tandis que les nouveaux demandeurs de logement sont laissés sur le carreau. Des tendances similaires se manifestent sur le marché du travail, par exemple sous la forme de salaires minimums ou de mesures d’accompagnement qui rendent l’entrée sur le marché plus difficile. La libre circulation des personnes devient ainsi le moteur d’une transformation illibérale de la Suisse.
Solutions constructives
Il existe deux solutions.
1. Des taxes de séjour directes, non conformes à la libre circulation des personnes. L’immigration en provenance de l’UE et de certains pays tiers doit être aussi exempte que possible d’obstacles bureaucratiques, mais pas gratuite. Les nouveaux immigrants adultes paieraient une taxe de 10 à 25 francs par jour (semblable à une taxe de séjour) pendant trois à cinq ans. Cela permettrait de réduire et d’orienter efficacement l’immigration en rendant la Suisse moins attractive, surtout pour ceux qui lui apportent peu. Pour les étrangers de l’UE, cela resterait attractif, car même avec la taxe de séjour, la charge fiscale des immigrés serait toujours bien plus faible que dans l’UE; une petite partie de leur gain migratoire reviendrait toutefois à la Suisse. Les recettes de 1,5 à 5 milliards de francs par an (selon le modèle) inciteraient à nouveau les autochtones à s’engager pour l’ouverture et une bonne politique.
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La Grande-Bretagne montre à quel point le modèle de prix est efficace. Elle a introduit un modèle comparable après le Brexit, mais pour tous les candidats à l’immigration. L’immigration en provenance de l’UE est ainsi devenue plus chère, mais celle en provenance de pays tiers beaucoup plus facile. En conséquence, l’immigration en provenance de l’UE a diminué et l’immigration en provenance de pays tiers a explosé. L’idéal pour la Suisse serait donc un modèle à 2 ou 3 cercles: tous les nouveaux immigrants devraient payer un prix de séjour équitable. Mais pour les candidats à l’immigration en provenance de pays tiers, il faut en plus un examen au cas par cas, par exemple avec un système de points. En revanche, les candidats à l’immigration en provenance de l’UE bénéficient d’une immigration libre à un «prix d’ami» plus bas.
2. Les charges étatiques qui pèsent lourdement sur les Suisses et qui constituent de véritables «impôts suisses» doivent être réparties plus équitablement et les prestations étatiques au service des résidents de longue date doivent être augmentées. L’impôt suisse le plus important est le service militaire obligatoire. Il oblige les jeunes hommes suisses à servir 245 jours, soit une bonne année de travail, ce qui leur coûte entre 50’000 et 80’000 francs en raison du manque à gagner et du retard dans la formation, malgré l’allocation de perte de gain.
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Le service militaire obligatoire pourrait être aboli et remplacé par une «contribution à la société»: tous ceux qui entrent dans la vie adulte en Suisse – que ce soit par leur dix-huitième anniversaire ou par l’immigration – devraient verser une contribution de 50’000 francs sur quelques années, sous forme de service militaire, de travail d’intérêt général ou d’argent. En parallèle, l’Etat pourrait constituer un capital de base pour tous les jeunes en leur versant des contributions annuelles, avec lesquelles ils pourraient également payer leur contribution à la société une fois adultes. Au total, cela aurait l’effet d’une taxe d’immigration non discriminatoire.
De telles considérations pourraient effrayer les libéraux qui pensent que la libre circulation des personnes est un modèle libéral. Mais c’est là aussi un piège de la pensée: la libre circulation des personnes n’est pas un concept libéral, mais plutôt socialiste: elle prive les citoyens de leurs droits de propriété sur leur propre pays en permettant à d’autres de l’utiliser gratuitement. Le fait que cela ne fonctionne pas est en fait trivial.
Reiner Eichenberger est professeur de politique économique et financière à l’Université de Fribourg. Fabian Kuhn est assistant diplômé de cette même chaire.