Le Regard Libre N° 20 – Sébastien Oreiller
L’esprit, comme prolongement de l’être au-delà des limites imposées par l’existence, mais aussi comme exaltation de la puissance de l’homme sur le fini, en somme l’esprit avec tout ce qu’il comporte de grandeur et de férocité, cet esprit-là se heurte immanquablement et avec un plaisir toujours renouvelé aux froides surfaces du réel qu’il entend maîtriser. L’esprit est un guide orgueilleux ; plus que tout, l’idée que l’homme puisse être né de la poussière le dégoûte. En somme, il refuse d’être homme, et il se fait lui-même à l’image de Dieu. L’esprit planait sur les eaux, de même qu’il plane encore sur les corps. Il ne tend qu’à vivre sans eux, confiant à la fois de son unicité et de son individualité.
Il n’est donc pas étonnant que l’esprit se définisse lui-même par opposition à l’animal, au corps, à la bête en somme. Platon et ses Idées, Nietzsche et son matérialisme anxieux, Valéry entre esprit et guerre, toute philosophie, depuis des siècles, n’a été que tentative de réconciliation, ou de séparation, entre les deux entités de l’être, l’esprit et la bête. Je ne suis pas parvenu à retrouver cette phrase de Marguerite Yourcenar, disant en somme que le drame de tout Européen, c’est de se rendre compte qu’il a un corps. C’est presque vrai. L’Européen sait très bien qu’il a un corps ; le drame, c’est qu’il ne puisse en sortir.
Y voir un signe de décadence, comme le fait le philosophe de Sils-Maria, prétendre qu’il s’agit de la fuite d’instincts décadents, être même aveuglé par sa critique du christianisme jusqu’à prendre les choses à l’envers, c’est ne pas voir que les instincts de l’esprit sont infiniment plus impérieux que ceux du corps. Alors que la Bête se roule dans la fange, mange, boit, fornique et crève, l’esprit, lui, jouit des splendeurs du cosmos, dépasse, transcende. De là s’ensuit la grande crainte de l’esprit, celui de sa propre existence. La moindre limite, aussi éloignée fût-elle, le moindre but inatteignable, suffiraient à le condamner à la finitude et donc à le priver de son immortalité. Aussi ressent-il toujours le besoin de se heurter à la Bête, ne fût-ce, comme les brutes dans une cour d’école, que pour se rassurer de sa propre supériorité. Et l’Esprit gagne toujours.
Toutes les révolutions ne font que renforcer cette domination superbe de la pensée sur le monde. Par exemple, la révolution sexuelle de mai 68, et par là la suppression de la morale, de la tradition, de la religiosité qui, sans être l’expression la plus pure de l’intellect humain, n’en demeurent pas moins une forme plus vile mais plus répandue, s’essouffle d’elle-même. La morale ancienne réapparaît, plus terrible encore. La sexualité est scrutée, décortiquée, la fidélité jadis réservée au mariage, se répand dans les couples des adolescents. On justifie ça à coups d’humanisme. Du fond de son éternité, l’esprit sourit et se lasse de lui-même. Toute pulsion de puissance comporte sa propre mort. A défaut de remplir l’univers, il aimerait, pour une fois, pouvoir être vaincu.
Pourtant, la Bête, face à l’Esprit, ne semble toujours qu’une petite chose bien malingre, à peine digne de délier les sandales de l’Idée. Pour féroce qu’elle puisse être, la Bête est toujours en cage, s’il ne devait s’avérer que l’ombre qui nous fait tant frémir ne soit en réalité celle d’un petit chiot. Au fond, que sont les malheurs du corps face à ceux de l’esprit ? Qu’est-ce qu’une jambe cassée face au poids de l’existence et de l’inconnu ? Le corps est toujours perdant ; pour mater un Samson, il ne faut qu’une Dalila. Pire encore, la Bête se met elle-même en cage. Si elle devait se révéler forte, ce ne serait que pour le malheur de l’humanité. De la brutalité, voilà ce que fait la brute quand elle se réveille.
Comment donc réussir à réconcilier ces deux faces d’une même pièce, qui toujours se fréquentent, mais ne se croisent jamais vraiment ? Le sens du tragique me semble la réponse la plus appropriée : la défaite des passions et la défaite de l’esprit unies dans une même nuit. Plus généralement, l’art combine le matériel (ne fût-ce que le support, aussi vil soit-il et néanmoins indispensable) et l’idée. Dans l’art, la finitude de l’esprit, qui est toujours changeant comme une flamme, rejoint celle du corps, qui est mortel.
L’art est donc un luxe, en ce sens que l’esprit n’est pas indispensable, malheureusement, et que même les plus grands esprits se permettent d’être bêtes le reste de la journée, mais un luxe dont nul ne saurait se passer, puisque la vie de l’être humain, sans lui, n’aurait pas beaucoup plus de sens que celle du ver de terre. Au fond, la plus grande défaite de l’esprit, ne serait-elle pas que l’art ne soit justement pas plus indispensable, du moins dans sa forme noble, en d’autres termes que nous nous satisfaisons trop d’un art de ver de terre ?
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