Le Regard Libre N° 29 – Baptiste Michellod (notre invité du mois)
J’ai eu la chance de vivre l’espace de deux mois en Iran durant l’été passé. Un stage proposé par l’association étudiante internationale AIESEC m’a permis de vivre avec des locaux tout en organisant plusieurs activités pour de jeunes réfugiés afghans vivant à Téhéran.
L’Iran est un pays empli de mystères et rayonnant de beauté. La Perse n’a cessé de m’émerveiller, des crêtes arides de l’Ouest aux imposantes ruines de Persepolis, en passant par Téhéran la Tumultueuse, les mosquées bleues d’Ispahan, les monuments dédiés aux poètes de Shiraz et l’énigmatique cité de Yazd. Longueur d’article oblige, j’ai décidé de me contenter de vous présenter une personne et un lieu qui m’ont tous deux profondément marqué.
Monsieur Eliasi
Cet homme qui m’a tant impressionné, nous l’appelions tous Monsieur Eliasi. Il s’agit d’un petit homme rieur d’une cinquantaine d’années, doyen d’une entreprise de tailleurs de pierre, dont il est le comptable. J’ai fait sa rencontre par hasard, lorsque le coordinateur de mon stage, Mahdi, nous a invités à visiter les montagnes du Nord de Téhéran pendant un week-end avec le groupe d’Eliasi. Je tiens pour certain que mon expérience en Iran aurait été bien moins riche sans ces quelques escapades loin de la fournaise de la capitale. Notre groupe était tout à fait hétéroclite ; deux de ses membres étaient de fervents religieux conservateurs, tandis que les autres profitaient de la solitude de la montagne pour nous faire goûter leur liqueur de pomme faite maison, bien que la consommation d’alcool soit tout à fait illégale en Iran ! Malgré ces différences apparemment inconciliables au premier abord, le groupe est resté soudé pendant tous nos voyages. La tolérance dont chacun a fait preuve, ainsi que le rôle de médiateur qu’Eliasi endossait, ont sans doute prévenu toute friction durant nos escapades.
Il convient de faire une courte parenthèse au sujet de cette opposition entre conservatisme et non-respect de la religion. Je pense que c’est un trait distinctif des Persans que de savoir concilier les contraires. Toute famille iranienne possède chez soi au moins un Coran, mais aussi un exemplaire du Divin de Hafez. Il s’agit d’un poète et philosophe du XIVe siècle, élevé à un rang mystique dans la culture persane. Lors des veillées d’hiver, les familles iraniennes posent des questions au Divin, et utilisent un poème choisi au hasard comme réponse. Il n’est pas rare de croiser des vendeurs ambulants dans les ruelles de Téhéran, qui ont dressé des oiseaux à saisir un poème dans une boîte et à vous le donner en échange de quelques rials. La tombe du poète, située à Shiraz, est encore aujourd’hui un lieu de pèlerinage. Comme Bouvier l’avait remarqué, « le peuple d’Iran est le plus poète du monde. » Bien que nombre des poèmes de Hafez soient des critiques du pouvoir et des pratiques des religieux, son œuvre fait partie des textes sacrés des Iraniens au même titre que le Coran. Cette ambivalence se retrouve dans beaucoup de traits de caractère des Iraniens, mais aussi dans la politique extérieure iranienne, qui oscille en permanence entre les deux modèles. La conscience de cette ambivalence me semble donc tout à fait fondamentale à la compréhension de la mentalité persane. Cela étant dit, revenons à ce cher Monsieur Eliasi.
En entrant pour la première fois dans sa voiture, j’ai tout de suite remarqué une figurine de Quasimodo accoudée sur le tableau de bord. Après nos premières conversations laborieuses (Eliasi ne parle pas anglais, et mon persan est tout à fait circonstanciel), j’ai découvert un véritable féru de littérature, qui m’a tout de suite pris en sympathie du fait de nos références communes.
Nous avons avec le temps acquis un vocabulaire non verbal, qui nous a permis de dépasser la barrière de la langue. Eliasi jouait le rôle de guide durant nos voyages, et ne manquait jamais l’occasion de nous narrer les légendes locales et les histoires véridiques entourant les lieux que nous avons arpentés. Derrière cette sagesse simple et heureuse, j’ai découvert une tragédie humaine. La fille unique d’Eliasi avait été envoyée en Italie accompagnée de la femme de ce dernier, afin de soigner la maladie rare dont elle souffrait. Eliasi, resté seul au pays, peinait à assembler tous les mois l’argent nécessaire pour payer le traitement de sa fille. Malgré tout cela, cet homme que je considère comme mon ami a toujours su garder son enthousiasme. Sa générosité inconditionnelle a été pour moi une véritable leçon de vie, à travers laquelle je tente de relativiser mes propres problèmes et savourer les bonheurs simples de la vie comme il le faisait.
Le mausolée de Soltanieh
C’est lors du deuxième voyage avec le groupe d’Eliasi que j’ai visité un des lieux les plus marquants de mon séjour. Nous étions partis durant deux jours dans la province de Zanjan, dans l’Ouest du pays. Après avoir campé dans un jardin public de la petite bourgade endormie de Soltanieh, nous nous sommes rendus au mausolée situé au centre de la localité. Il s’agit du plus grand dôme de brique au monde, que certains experts considèrent comme le précurseur du Taj Mahal. Le bâtiment est un chef d’œuvre de l’architecture ; des tuiles d’un bleu vibrant couvrent le faît de la structure. Ce bleu est couramment utilisé dans les lieux saints, car il fait référence au ciel et à la grandeur d’Allah. L’intérieur du dôme est quant à lui recouvert de motifs et gravures d’une symétrie envoûtante.
Un dirigeant ilkhanidem (il s’agit d’un peuple mongol descendant de Gengis Khan) du nom d’Oldjaïtou a ordonné la construction du mausolée alors que son empire, en plein apogée, s’étalait entre l’Anatolie et le Pakistan. Le chef de guerre désirait faire du lieu la plus impressionnante des capitales. Si le dôme trône encore fièrement à Soltanieh aujourd’hui, l’Empire Ilkhanide s’est éteint depuis bien longtemps, et avec lui les projets de faire de la ville le centre du monde. Depuis les étages supérieurs du dôme, nous pouvions distinguer, au-delà des quelques habitations, les plaines verdoyantes qui avaient attiré les Ilkhanides jusqu’ici.
Ce lieu duquel émanait tant de gloire semblait figé hors du temps. Je me tenais là, perdu dans mes pensées, laissant mon imagination me représenter le rêve d’Oldjaïtou. Je me rappelai alors un passage de L’Usage du Monde, qui disait ceci au sujet des mosquées et palais d’Ispahan usés par les siècles : « C’est justement par cet abandon si humain au temps, qui est leur seule imperfection, qu’ils nous deviennent accessibles et nous touchent. ‘‘Défier depuis les Achéménides’’, aucun architecte iranien n’est plus tombé dans cette niaiserie. »
Une pensée m’a frappé en cet instant, dans cette petite ville provinciale endormie sur les rêves de grandeur d’un empire effondré. Cette recherche de grandeur, dans laquelle se trahit la peur de sombrer dans l’oubli de l’éternité, prenait tout son sens lorsque mon regard se portait sur les modestes foyers de Soltanieh, maigres vestiges massés autour du géant oublié. Lorsque Oldjaïtou contemplait la construction de sa capitale du haut de son dôme, peut-être avait-il alors craint la ruine de son empire. Cette perspective faisait soudain d’Oldjaïtou un personnage familier. J’ai alors ressenti une très forte proximité avec ce lieu qui m’était pourtant étranger sous tant d’aspects. Comme dans La Ville de sable de Marcel Brion, je me suis pris à rêver que la ville renaissait sous mes yeux.
« Ne suis-je pas, moi-même, un homme très ancien que le vent a fait sortir de son tombeau profond ? »
Cette rêverie, si je l’ai vécue à nouveau à quelques reprises lors de mon voyage, n’a jamais été aussi forte qu’alors. Près d’un an après mon stage en Iran, je peux conclure sans aucun doute que ce voyage m’a changé. Finalement, j’ai décidé de laisser la parole à Nicolas Bouvier, qui parvient mieux que quiconque à exprimer la richesse du voyageur :
« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui même. On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. »
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