Le Regard Libre N° 47 – Ivan Garcia
Le dîner est un spectacle de la O’Brother Company basé sur le roman Cendrillon d’Eric Reinhardt. Il met en scène un employé qui, fraîchement engagé, souhaite continuer à gravir les échelons de son entreprise; il invite alors son patron à dîner, mais la soirée tourne mal.
Samedi 12 janvier 2019, le théâtre Nebia de Bienne, récemment rénové, accueille l’unique représentation suisse du spectacle Le dîner. Bien que l’intrigue du spectacle – un employé souhaitant obtenir une promotion en invitant son patron et qui finit par se ridiculiser – est un lieu commun de plusieurs récits contemporains, le spectateur se délectera de cette mise en scène alliant une scénographie épurée et un duo de comédiens endossant, tour à tour, les différents rôles.
Le choix de la simplicité
Sur scène, au début de la représentation, personne n’est en vue. Le spectateur constate, simplement une table de pique-nique en bois éclairée par quatre spots verticaux noirs, situés dans les angles. Après quelques instants de patience, un homme, venu de l’entrée des spectateurs, avance dans l’ombre en direction de la scène. De taille moyenne, il incarne l’employé-type: des chaussures en cuir, un pantalon ample, une chemise blanche, une cravate jaune, un trois-quart beige et un crâne légèrement dégarni. Une fois sur scène, il s’assied à la table de pique-nique et attend.
Puis, arrive une femme. Grande, cheveux rouges, elle est vêtue d’une jupe, d’un pull et d’un manteau et porte des sacs contenant victuailles et couverts. Dès lors, on assiste à une scène de pique-nique familial, bien que sans enfants. Buvant de l’eau dans des gobelets en plastique et mangeant des chips, l’homme et la femme parlent peu et regardent en direction des spectateurs. Alors, la conversation débute rapidement sur un événement qui se serait produit il y a de cela un an: un dîner. A partir de ce moment-là, la narration – conduite chacun son tour par le duo de comédiens – usera d’un procédé de mise en abîme et d’analepses pour raconter ce qui, il y a un an, s’est passé et a conduit au présent. Alors qu’ils finissent de dévorer leurs apéritifs, l’homme dévoile l’histoire de ce fameux dîner aux spectateurs. Un dîner que l’on voulait (trop) parfait et qui a fini en queue de poisson.
Le dîner trop parfait
L’homme, qui dit s’appeler Monsieur Trockel, explique qu’il y a de cela un an, il avait débuté son nouvel emploi dans une entreprise du secteur technologique, dirigée par le charismatique Monsieur Francoeur. Bien décidé à montrer à son supérieur hiérarchique qu’il est un homme qui peut et veut monter en grade, Trockel prend l’initiative, de concert avec sa femme, Madame Trockel, d’inviter le couple Francoeur à dîner. Ce sera un dîner extraordinaire, avec des recettes «4 toques et 4 écus» – comprendre techniquement difficiles et matériellement coûteuses – tirées de l’encyclopédie culinaire achetée à crédit pour l’occasion.
Au début, Madame Trockel est pessimiste, mais finit par se laisser convaincre par l’énergie débordante de son mari. Celui-ci imite la réaction des enfants au moment de l’annonce du dîner. Bénédicte et Thierry, les enfants du couple Trockel, aideront également, car le couple Francoeur apprécie les enfants. Ainsi, toute la famille s’organise pour transformer la maison en palace, préparer un repas succulent, trouver des sujets de conversation intéressants… Mais, rapidement, ce qui au départ semblait plutôt normal finit par devenir surréaliste. Comme lorsque Monsieur Trockel achète une luxueuse voiture pour ne pas que son chef le voit dans sa vieille R14. «Une voiture d’employé», lui dira sa femme. «Oui, une voiture d’employé», lui répondra-t-il. Et, oui, Monsieur Trockel, est ivre. Ivre de ses succès, ivre de biens, il désire encore et encore. Cette obsession de réussir, d’aligner les succès, le rend dans un premier temps très énergique et appréciable, non seulement par sa famille mais aussi par son chef.
Finalement vient le grand soir, et là tout bascule. Alors que Madame Trockel, en bonne maîtresse de maison, s’adonne avec une précision incroyable à la préparation du repas et aux derniers préparatifs, les invités, normalement conduits par Monsieur Trockel, n’arrivent pas à l’heure… Et cela n’est que le début des déconvenues pour le couple Trockel. Madame Francoeur, imitée par Madame Trockel, est d’humeur exécrable, ce qui contraste avec l’humeur positive de son mari. Comme pour continuer à filer la métaphore, Monsieur Trockel s’enivre et raconte ses anciennes histoires de pilote d’hélicoptère. Et là, l’employé-modèle devient le dernier des ratés: allusions sexuelles, éloges de ses bêtises – et la liste est longue qui vient ternir un dîner jusqu’alors plutôt réussi. D’abord compréhensif, Monsieur Francoeur, dominé par sa femme et humilié par celle-ci, devient antipathique et finit par partir avant même le dessert.
Une satire contre le consumérisme et l’arrivisme
Le dîner est un spectacle élaboré d’après le roman-fleuve (environ 600 pages) Cendrillon d’Eric Reinhardt. Cependant, on ne trouve chez Reinhardt aucun personnage du nom de Trockel. Ce que reprend la O’Brother Company, ce sont les thématiques liées au monde matérialiste, à la finance, à l’arrivisme, au consumérisme. En somme, à peu près tout ce qui façonne nos sociétés depuis la révolution industrielle. Si la critique du consumérisme a déjà une longue tradition derrière elle, il est plus rare de lire des critiques sur l’arrivisme, tant celui-ci a parfois été valorisé comme c’est le cas dans Le Père Goriot de Balzac en la figure d’Eugène de Rastignac. Dans la pièce, Trockel subit les foudres de son arrivisme, il se ruine, se ridiculise et se voit licencié. Pourtant, même s’il le faisait dans un but égoïste, il voulait seulement bien faire.
Alors, Le dîner critique-t-il vraiment l’arrivisme? A cela, on serait tenté de répondre que oui, vu la déconvenue totale que subit le protagoniste, licenciement à l’appui. La pièce critique cet arrivisme démesuré qui vise la fin peu importe les moyens, même au prix de soi ou des siens. En revanche, cette énergie de Trockel, qui l’a montré sûr de lui à une réunion de bureau, est valorisée par son chef, avouant à son nouveau employé que la réunion s’est très bien passée et qu’il se félicite de l’avoir embauché. A l’heure du travail cool, cette morale peut sembler anachronique: soyez productifs au travail, mais, en dehors, restez vous-mêmes au lieu de jouer les mondains.
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Crédit photo: © Dinan Agglomeration
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