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Société

Interview

Le wokisme, un post-protestantisme selon l’historien Olivier Moos19 minutes de lecture

par Jonas Follonier
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L'historien Olivier Moos @ Nicolas Brodard pour Le Regard Libre

S’il se différencie d’une religion proprement dite, le mouvement woke présente des similitudes frappantes avec la religion, notamment avec les réveils protestants américains. C’est du moins l’avis de l’historien Olivier Moos, auteur d’un essai sur ce phénomène.

Titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine de l’Université de Fribourg et de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, Olivier Moos a le verbe fleuri et rapide. Mais si ses idées fusent, elles prennent aussi le temps de s’exprimer dans leur totalité. En témoigne cet entretien au sujet de son rapport «”The Grate awokening”: réveil militant, justice sociale et religion» paru fin 2020 sur www.religion.info. Un examen des racines idéologiques et sociologiques du wokisme pour répondre à cette question: ce mouvement a-t-il une dimension religieuse?

Le Regard Libre: Dans votre étude, vous décrivez le wokisme comme mouvement incluant une idéologie et des actions militantes. Pouvez-vous nous résumer en quoi consistent cette idéologie et ces actions?

Olivier Moos: Dans le champ des idées, le wokisme représente une synthèse idéologique puisant ses ressources dans diverses traditions théoriques développées durant la deuxième moitié du XXe siècle, incluant le postmodernisme, le postcolonialisme et la théorie critique de la race. Il s’agit d’un système interprétatif des causes «systémiques» passées et présentes expliquant les inégalités, qui procure à la fois une explication du fonctionnement global de la société, ainsi que des stratégies politiques pour la transformer. Cette synthèse est encore en phase d’évolution, elle connaît des contradictions internes et des variations, mais elle s’articule néanmoins sur quatre prémisses qui jouissent d’un large consensus.

Lesquelles?

Premièrement, tous les groupes humains sont parfaitement égaux en termes de traits sociaux désirables, d’aptitudes et de potentialités. Deuxièmement, les inégalités de résultats entre groupes dérivent toujours de discriminations systémiques. Troisièmement, les libertés individuelles doivent être restreintes pour le confort des groupes «opprimés» (personnes de couleur, indigènes, LGBTQIA+, femmes). Quatrièmement, l’Etat a le devoir d’adopter ces trois prémisses, c’est-à-dire de mettre en œuvre des programmes d’ingénierie sociale et des réformes législatives visant à obtenir une égalité à la fois de résultats et de représentation. En somme, de réaliser politiquement la «justice sociale».

Voilà pour la dimension idéologique du wokisme. Et sur le plan des actions militantes?

Dans sa dimension sociologique, le wokisme décrit une attitude militante déployée par divers groupes et individus mobilisés autour d’un certain nombre de questions de société: les disparités entre les sexes, les inégalités entre groupes identitaires, l’oppression capitaliste, la domination «blanche», l’arbitraire de l’hétéronormativité ou encore l’état de colonialité. Dans sa forme socialement manifeste, il a d’abord été adopté par les jeunes élites urbaines et diplômées aux Etats-Unis à partir du début des années 2010, avant d’être importé avec plus ou moins de succès par différents véhicules militants dans les autres pays occidentaux.

Avons-nous donc affaire à un mouvement élitaire?

A bien des égards, oui. Largement incompréhensible pour les classes populaires, il jouit en revanche d’une hégémonie rhétorique parmi de larges segments des producteurs d’idées et d’opinions, plus particulièrement dans les institutions à prestige (universités de l’Ivy League, journaux de référence). Le champ où cette mouvance est la plus visible et la plus vocale est celui des activismes de gauche, le féminisme intersectionnel, les organisations antiracistes, les lobbys LGBTQIA+ ou encore l’indigénisme. Toutefois, nous n’avons pas affaire à un grand plan quinquennal culturel géré par le haut; il est dynamisé par des activismes de haute et de basse intensité qui se croisent, se contredisent ou convergent selon les effets d’opportunité et les stratégies de positionnement des acteurs. C’est l’adoption commune des prémisses citées plus haut qui confère contours et direction au phénomène.

Pourtant, depuis un ou deux ans, les partisans de cette mouvance refusent le concept de «woke», estimant que c’est une invention de leurs adversaires idéologiques.

C’est vrai qu’il n’est pas rare, surtout dans le milieu universitaire, d’entendre que le wokisme n’est qu’un épouvantail fabriqué par une droite rétive au progrès social et indifférente aux injustices. Mon sentiment est que ce déni d’existence est d’abord dû au fait que le terme est devenu péjoratif. Il conjure des images d’hystériques harcelant un conférencier, d’iconoclastes vandalisant des statues, d’incompréhensibles excentricités théoriques. Ce label ne signale pas le même panache révolutionnaire associé, par exemple, aux titres de «marxiste-léniniste» ou de «maoïste» que nombre d’intellectuels affectaient dans les années 1960 et 1970. Trop puritain pour être «cool», il n’y a pas d’équivalent «woke» des T-shirts Che Guevara.

Est-ce seulement pour cette raison, selon vous, que les wokes ont progressivement abandonné ce terme, qui était d’abord une auto-déclaration?

Non, il y a d’autres facteurs. Par exemple, la diversité des idées et des sensibilités politiques parmi les académiques qui analysent les «questions de société» s’est considérablement réduite ces dernières décennies. Il n’est pas rare d’avoir des facultés de sociologie ou des départements d’études genre composés exclusivement de chercheurs oscillant entre la gauche et l’extrême gauche, c’est-à-dire des environnements endogames où les prémisses énumérées plus haut sont devenues des totems. A bien des égards, quand ces milieux affirment que «le wokisme est une illusion», c’est un peu comme des poissons rouges arguant dans leur aquarium que l’eau n’existe pas. 

Le wokisme n’est-il pas également trop incohérent, trop disparate, pour se présenter de façon unie?

En effet, ce déni provient sans doute aussi du caractère dilué et décentralisé du phénomène qui rend sa conceptualisation difficile. Les critiques de cette mouvance se retrouvent sur tout le spectre des sensibilités politiques, y compris parmi les intellectuels de gauche et les marxistes, et il faut bien reconnaître que le terme est trop souvent utilisé à tort et à travers. Des alternatives moins polémiques sont disponibles, comme «socialisme culturel», «progressisme radical» ou «gauche moderniste fondamentaliste», mais c’est moins accrocheur. Ces alternatives ont, en revanche, la vertu de mieux recadrer le wokisme dans une généalogie intellectuelle et comme une récente saillance d’un phénomène de plus longue durée. 

Justement, les critiques du wokisme ne fabriquent-ils pas un objet artificiel en réunissant sous un même label des éléments hétérogènes?

C’est une critique légitime. Pour reprendre la métaphore du politologue canadien Eric Kaufmann, le wokisme se comporte à la manière des essaims d’oiseaux, c’est-à-dire un phénomène dont l’ordre émerge des activités non coordonnées d’individus et de groupes guidés par les prémisses énumérées précédemment. Les critiques collent cette étiquette au mouvement général de l’essaim sans toujours distinguer les nuances de ses différentes composantes, tandis que les étourneaux qui le peuplent calibrent leur vol sur tel ou tel objet de lutte, sans nécessairement se soucier de la direction générale de l’essaim. Il y a donc du vrai dans la critique du concept de wokisme: il n’existe ni une idéologie woke cohérente et acceptée par tous ses adhérents, ni de mouvement distinct et structuré. Les acteurs se pensent plutôt comme des personnes se mobilisant pour des raisons morales contre les «injustices systémiques».

Pour eux, le wokisme n’existe pas parce que personne ne s’en revendique.

Voilà. C’est l’argument d’un sociologue comme Alain Policar; il s’agit d’un mot vide, un concept trop vague, qui sert à masquer ces injustices et à justifier des politiques rétrogrades. Une faiblesse à l’image, on serait tenté de rétorquer, de la majorité des concepts que nous utilisons. Cet argument fleure bon le procès d’intention. En outre, il est difficile de voir dans quelle mesure le terme de wokisme serait plus vague que celui de «postcolonialité», de patriarcat ou de «blanchité», qui pourtant prospèrent dans la littérature sociologique. 

Refuser le terme de wokisme est en tout cas bien pratique pour empêcher le débat à son sujet.

Sans compter que la notion même de débat est suspecte aux yeux de nombreux militants. Probablement parce que cet exercice nécessiterait de démontrer la valeur prédictive et analytique de concepts souvent infalsifiables, en somme d’accepter que les faits contredisent parfois les valeurs. D’ailleurs, n’oubliez pas qu’il y a une forte dimension éthique associée à la critique du wokisme. Disputer la validité de ces assertions, ce n’est pas seulement commettre une erreur d’analyse, c’est aussi signaler une faillite morale. Il s’agirait d’un écran de fumée derrière lequel se cachent de somnambules mâles blancs cisgenres, dont l’identité même participe du système de reproduction des oppressions. Il y a un demi-siècle, ces malheureux auraient simplement été qualifiés de bourgeois réactionnaires.

Un nouveau marxisme culturel, en somme, avec une recherche de pureté militante…

Dans une certaine mesure, oui. Les classes sociales ont été remplacées par les groupes identitaires et la lutte rehaussée d’une dimension très puritaine, quasi religieuse. C’est d’ailleurs cette dynamique de croisade morale qui explique que les attaques les plus vicieuses des militants progressistes semblent réservées aux intellectuelles de gauche qui critiquent leurs théories. La manière scandaleuse dont certaines auteures féministes comme Kathleen Stock, Christina Hoff Sommers ou encore Holly Lawford-Smith ont été traitées pour avoir déclaré que le sexe n’est pas une app que l’on télécharge, ou pour avoir remis en cause l’existence du «privilège masculin», en est une illustration éloquente. On punit toujours plus sévèrement l’hérésie que l’incroyance.

L’une des thèses défendues dans votre étude est que «tant les comportements des activismes qu’une partie du corpus de la Social Justice prêtent aisément le flanc à une analogie religieuse». Que manque-t-il au wokisme pour que ce soit un véritable mouvement religieux? 

Il lui manque une dimension proprement métaphysique. Le wokisme fonctionne à la manière d’un système de croyances, mais n’est pas pour autant une religion. La tentation de l’analogie religieuse, outre son évidente valeur polémique, provient du fait qu’une partie des idées et des attitudes adoptées par les militances progressistes reproduisent des croyances et des comportements que l’on observe plus couramment dans certains groupes religieux fondamentalistes: l’obsession de la pureté et du péché, la certitude de jouir d’une infaillibilité morale, la condamnation de l’hérésie ou encore l’autorité indiscutable des écritures. Il est donc vrai que le wokisme, tout comme les systèmes religieux, offre à ses adeptes une cosmographie et postule un certain nombre de forces immatérielles qui agissent dans la société. Cependant, d’un point de vue substantiel, les intellectuels de cette mouvance revendiquent de produire du savoir et de l’expertise, et non d’intercéder auprès du divin. Les abstractions qu’ils utilisent sont censées décrire des réalités concrètes et mesurables, et non des entités surnaturelles. 

Il y a cependant un caractère irrationnel dans le fait de dire que l’identité de genre, par exemple, ne relève que du ressenti personnel et n’a rien à voir avec le sexe, qui serait lui-même une construction sociale…

Sauf que le raisonnement que vous citez n’est pas, strictement parlant, représentatif du phénomène «woke» contemporain. Il résulte d’un demi-siècle de développement des théories du genre articulées sur un déterminisme social tous azimuts, réapproprié plus récemment par les militances progressistes. Même la notion de libération des contraintes du réel qui caractérise la théorie des transidentités n’est pas spécifiquement ou exclusivement «woke», mais d’abord le produit de la philosophie féministe trans-inclusive. D’où l’importance de resituer le phénomène dans et par rapport à ses généalogies intellectuelles de plus longue durée. En ce qui concerne cette dimension irrationnelle – ou peut-être plutôt métaphysique – du récit «woke», je pense qu’elle est accidentelle. Elle résulte, à mon avis, d’un effort de réduction de la dissonance cognitive causée par l’incongruence entre, d’un côté, les convictions des acteurs et, de l’autre, ce que l’investigation scientifique nous indique. Ce n’est pas un hasard si tester empiriquement ses assertions n’est que rarement dans le menu.

Doit-on attribuer les tonalités religieuses du wokisme à l’influence du protestantisme américain?

A certains égards, oui. Si la profonde influence culturelle du protestantisme dans les pays anglo-saxons a été considérablement diluée et réduite à la norme par la sécularisation, elle n’a pas pour autant disparu. Il demeure une vitesse culturelle acquise. L’intellectuel catholique Joseph Bottum, par exemple, voit dans le wokisme un post-protestantisme débarrassé de sa métaphysique et héritier de l’Evangile social de la fin du XIXe siècle, autour de figures comme le théologien baptiste Walter Rauschenbusch (1861-1918) et le pasteur Josiah Strong (1847-1916). Ce n’est donc pas surprenant que non seulement les acteurs puisent inconsciemment leurs ressources discursives et symboliques dans cet héritage, mais aussi qu’un certain nombre d’églises et de théologiens protestants intègrent dans leur pastorale une partie de ce corpus théorique.

Comment ça?

Par exemple en développant une lecture hybride superposant récit néo-testamentaire et l’intersectionnalité des luttes, ou en fusionnant la tradition pénitentielle chrétienne et la pratique confessionnelle encouragée par la théoricienne de la Fragilité Blanche Robin DiAngelo ou par le «spécialiste de l’antiracisme» Ibram X. Kendi. Ces superpositions sont motivées par la résonance entre valeurs de la «justice sociale» et valeurs chrétiennes, ainsi que, probablement, l’espoir de conserver une certaine pertinence dans le débat public, de capitaliser sur la ferveur apostolique woke. Ce mélange des registres s’observe aussi dans certaines communautés protestantes en Suisse, avec toutefois une emphase sur les «identités de genre» plutôt que de «race». Inévitablement, l’appropriation des théories de la «justice sociale» dans les églises rencontre aussi de fortes résistances. Contrairement aux universités, c’est un milieu où les sensibilités conservatrices sont encore bien présentes. 

Dans votre étude, vous citez comme cas exemplaire de wokisme les incidents survenus à l’Université d’Evergreen, aux Etats-Unis. Qu’est-ce que cette affaire nous apprend de ce phénomène?

Le cas d’Evergreen, situé dans l’Etat de Washington, est assez fascinant. A la fin mai 2017, un large groupe d’étudiants a pris le contrôle d’une partie du campus et établi quelque chose qui s’apparente à un régime politique woke. L’un des éléments déclencheurs de cette mobilisation a été l’objection de principe formulée par le professeur de biologie Bret Weinstein à propos de la modification d’une tradition institutionnelle nommée le «Jour d’Absence». Remontant aux années 1970, cette tradition invite les personnes de couleur à s’absenter volontairement du campus pendant une journée afin de souligner l’importance de leur rôle au sein de l’université. La modification proposée par le Conseil pour l’Egalité consistait à créer une journée pendant laquelle les individus blancs seraient requis de demeurer hors campus. La logique de cette modification est similaire aux espaces dits en «mixité choisie» que l’on peut observer en Suisse. Cette objection, incidemment formulée par un professeur fermement à gauche, scandalise un nombre d’étudiants qui appellent à sa suspension et, dans les jours qui suivent, initient une mobilisation à laquelle se joignent d’ailleurs des membres du corps enseignant et de l’administration.

Les étudiants mobilisés mettent rapidement en place un ordre social alternatif articulé sur les valeurs et les hiérarchies que l’on retrouve dans nombre de militances progressistes. Les activités collectives s’accompagnent de normes comportementales strictes et d’une hiérarchisation statutaire définies en fonction de l’ethnicité et de la race des participants, le tout accompagné d’une panoplie de surveillance et de sanctions. La scène la plus stupéfiante fut probablement l’organisation d’une cérémonie pendant laquelle les administrateurs et enseignants durent, assis dans un canoë symbolique, prêter un serment d’allégeance aux principes de la «justice sociale» et promettre de tous pagayer dans la même direction. Toute proportion gardée, ce genre de cérémonie n’est pas sans rappeler certaines scènes de la Révolution culturelle en Chine ; des étudiants radicalisés punissant leurs aïeux communistes pour leur manque de ferveur révolutionnaire. 

Dans quelle mesure cet événement n’est pas simplement une anomalie? En quoi est-il représentatif?

Plus que représentatif, il est surtout révélateur. Nous avons là l’équivalent le plus proche d’un test en laboratoire du wokisme: la matérialisation des idées et des pratiques de la «justice sociale», abondamment filmée et documentée, dans un environnement idéologiquement quasi uniforme, libéré des contraintes et compromis politiques caractéristiques d’une ville ou d’un Etat. Il n’y avait clairement rien de festif ou d’improvisé dans cette prise de contrôle temporaire d’une partie du campus. Les étudiants ont réalisé un ordre social qui découle logiquement des principes de cette mouvance, avec ses normes et ses mécanismes de contrôle. Soulignons en passant que son caractère puritain et autoritaire n’est pas le produit dérivé de jeunes consciences au plumage raide, mais bien l’inévitable propriété du système.

A quoi l’observe-t-on? 

Notamment à l’homologie linguistique, symbolique, attitudinale et idéologique entre, d’un côté, le soulèvement d’Evergreen et, de l’autre, des phénomènes de mobilisation plus larges, telle que l’internationalisation du mouvement Black Lives Matter pendant l’été 2020. De Minneapolis à Tokyo, en passant par Lausanne, les mêmes slogans, le même récit, les mêmes certitudes. Mimétisme social et effets de mode contribuent à l’expliquer, mais si le wokisme n’existe pas, il n’en demeure pas moins qu’il nous faut expliquer cette singulière cohérence de valeurs et de comportements à diverses échelles et dans des environnements très différents. Incontestablement, il y a bien un phénomène social identifiable, quel que soit le nom qu’on lui attribue.

Qu’en est-il de la Suisse, justement?

Rien d’aussi dramatique n’a jamais pris place dans une université suisse. Le contexte culturel et politique est très différent des Etats-Unis. Par exemple, considérer les «races» comme des essences conférant des statuts et des savoirs inhérents à chaque groupe de populations demeure inaudible en dehors des petites épiceries académiques. Cela ne signifie pas que les prémisses de la gauche progressiste n’ont pas fait leur nid parmi une large partie de nos élites cognitives et producteurs d’opinions. Contrairement aux Etats-Unis, je ne suis pas au courant d’études statistiques sur les sensibilités idéologiques dans nos institutions, mais il suffit de lire le compte rendu d’un colloque de la Société suisse d’études genre, le programme «décolonial» d’un musée ou encore la rubrique «Société» d’un grand journal pour s’en faire une idée.

Qu’est-ce qui, en Suisse, rend la réception du wokisme différente qu’aux Etats-Unis?

En Suisse, le phénomène «woke» est à l’image de nos mentalités, plus modéré et moins bruyant. Il rencontre aussi probablement plus de résistances. La culture politique est consensuelle, il existe divers environnements cantonaux et les coûts sociaux ou professionnels qui peuvent accompagner l’objection sont plus modestes par rapport à ce que l’on observe aux Etats-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni. Si le wokisme est visible, c’est surtout sur les marges, dans les groupes militants, les milieux associatifs et les boutiques universitaires où le savoir tend à se diluer dans l’activisme. Institutionnellement, il exerce une influence plus discrète via par exemple les consultants en «diversité, équité et inclusion» ou dans certaines niches bureaucratiques, sensiblement celles dont les financements dépendent de la pérennisation des problèmes qu’elles sont censées corriger. Les incitatifs à embrasser certaines idées ne sont pas nécessairement idéologiques. 

Vous décrivez ce phénomène comme finalement très minoritaire. Cela signifie-t-il qu’il a très peu d’influence?

Cela dépend du contexte, de la définition du phénomène et de la manière dont on évalue cette influence. Dans le champ politique, son impact est de facto limité en raison des compromis et des contraintes inhérents à ce milieu. Dans les institutions de production de savoir, les prémisses sur lesquelles s’articule le wokisme sont probablement dominantes, particulièrement au sein de certaines facultés où la rigueur méthodologique est visiblement à géométrie variable. Le fait que ce phénomène concerne surtout des groupes démographiquement minoritaires ne nous permet cependant pas de déduire que leur influence est globalement insignifiante. Certes, la majorité de la population ne partage ni le puritanisme ni les solutions politiques les plus radicales de ces militants, mais une société est néanmoins un système complexe dans lequel il suffit parfois de la mobilisation d’une petite minorité intransigeante pour que la majorité doive se soumettre aux préférences de cette minorité.

Cette fameuse «tyrannie des minorités»?

Laquelle ne s’impose pas nécessairement par le haut, mais aussi par des effets de ruissellement, les stratégies de positionnement des acteurs ou encore les pratiques institutionnelles. La population est souvent passive, ignorante ou indifférente aux questions qui animent les militants, tandis que ces derniers, politiquement très mobilisés, sont prêts à exercer toutes sortes de pressions et de perturbations au service de leur agenda. A une plus petite échelle, la direction d’une institution ou d’un parti politique sera tentée de préserver une certaine harmonie interne en cédant sur un ensemble de demandes de ses membres les plus radicaux. C’est l’un des principaux facteurs qui explique, par exemple, le considérable raidissement idéologique d’un journal jadis de référence comme le New York Times. On ne mesure pas l’influence d’un mouvement simplement en comptant le nombre de ses membres ou en évaluant la cohérence de son idéologie.

A vous lire, la soif de pouvoir et de reconnaissance serait ce qui, en définitive, anime les wokes. Est-ce à dire que vous partagez leur lecture de la réalité comme étant composée de structures de pouvoir cachées qui définiraient les identités de chacun?

Au contraire. Je ne partage ni leur vision catastrophiste de l’état des sociétés occidentales ni les prémisses qui structurent leurs analyses. Il y a deux questions que l’on ne se pose jamais dans ces milieux: «à quel coût?» et «comparé à quoi?». Les sociétés occidentales sont exceptionnellement racistes et oppressives, nous explique-t-on doctement, mais en comparaison de quelle société réelle et selon quel étalon de mesure? Mystère. Sans compter que cette course à l’hyperbole qui caractérise le discours progressiste contemporain procure des récompenses statutaires aux élites, mais peut aussi malheureusement entraîner des coûts pour les segments vulnérables de la population. Elle contribue à dissimuler l’amplitude et la diversité des causes des problèmes sociaux et des inégalités au profit d’un grand récit articulé sur la seule dynamique oppresseurs versus opprimés.

Avez-vous un exemple?

L’hystérie médiatique qui a accompagné le phénomène Black Lives Matter en 2020 et son slogan «retirons son financement à la police». Ainsi que l’ont souligné un certain nombre d’intellectuels afro-américains, comme le professeur Glenn Loury, le politologue Wilfred Reilly ou encore l’économiste Thomas Sowell, la dénonciation d’un supposé «suprémacisme blanc» fut à son zénith alors que le racisme n’a jamais été aussi faible dans l’histoire des Etats-Unis et que les minorités n’ont jamais été aussi bien représentées parmi les élites. Très rares furent les journaux qui s’aventurèrent à comparer le nombre de Blacks non-armés tués annuellement par un officier de police (en moyenne une vingtaine d’individus) avec celui des Noirs victimes d’un homicide (plus de 9700 en 2020). Incidemment, la vaste majorité de ces victimes furent tuées par un membre de leur communauté. Non seulement est-ce essentiellement la population locale qui paie le prix de ces violences, mais encore la persistance du taux élevé de comportements délinquants dans les communautés urbaines afro-américaines entraîne aussi des effets économiques négatifs sur le long terme : baisse des investissements immobiliers, diminution locale des commerces de détail et des services, augmentation du coût de la vie. Il semble que seules les vies noires politiquement rentables conservent leur valeur sur le marché de l’indignation.

Selon vous, quel est le coût des actions wokes pour la société? 

Il s’observe à plusieurs étages et varie selon les contextes institutionnels. Par exemple, la corruption du discours scientifique – y compris dans le champ de la médecine – par des considérations morales, idéologiques ou politiques entraîne toute une série de conséquences négatives pour la société: subversion des savoirs, affaiblissement de l’autorité scientifique, auto-censure des chercheurs, perte de confiance du public dans les institutions. L’obsession de la représentation au détriment du mérite, les programmes préférentiels et politiques de quotas qu’encouragent leurs postulats procurent certes des bénéfices à diverses classes de bénéficiaires, mais s’accompagnent aussi d’un certain nombre d’effets négatifs. En règle générale, les politiques préférentielles, même lorsqu’elles sont explicitement définies comme temporaires, tendent non seulement à persister dans le temps, mais aussi à étendre leur portée. Elles profitent disproportionnellement aux membres déjà les plus privilégiés des groupes bénéficiaires et la polarisation politique ou sociale tend à s’accroître dans leur sillage. Dans nos sociétés libérales, les préjugés sont gratuits, mais les discriminations, qu’elles soient négatives ou positives, ont toujours un coût.

Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com

Vous venez de lire une interview tirée de notre dossier SACRÉ, publié dans notre édition papier (Le Regard Libre N°106).

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