Tout part d’une crise existentielle. Comment écrire alors que l’on doute? Que l’avenir est incertain? Et que la littérature a été façonnée dans certains moules prédéfinis? Ce sont ces questions qu’Alice Zeniter se pose dans Toute une moitié du monde.
«Disons que c’est un livre et puis c’est tout.» C’est par ces mots qu’Alice Zeniter termine le préliminaire de son Toute une moitié du monde. Si l’ouvrage est entouré d’un bandeau «Flammarion Littérature» et qu’il est écrit par l’une des dernières lauréates du Goncourt des Lycéens – pour le génialissime L’art de perdre en 2017 – il ne s’agit néanmoins pas d’un roman. Pas non plus d’un essai. Plutôt d’une rêverie autour de la fiction. D’une promenade.
Alors de quoi parle-t-on au détour de ces chemins sinueux? De la fiction. Et puis de cette envie de la redécouvrir et de la réinventer. Car – utilisons d’emblée des mots polémiques et souvent réducteurs – les récits qui nous entourent sont en grande partie sexistes et convenus. Pourtant la littérature a une force: dans la même idée qu’elle a façonné notre imaginaire – parfois au détriment de certains groupes – elle permet également d’en créer d’autres, avec toute la richesse que cela promet.
Désirer les hommes
Sans remettre en cause ce que les productions historiques lui ont apporté tout au long de sa formation, Alice Zeniter se permet de les remettre en question. Et d’envisager l’avenir.
Dans l’impossibilité de revenir sur tous les éléments traités dans cet ouvrage, nous en avons sélectionné quelques-uns. Tout d’abord, le male gaze: le fait que les récits, dans leur immense majorité, adoptent le point de vue d’un homme hétérosexuel et partent du principe que leur public portera lui aussi ce regard, notamment sur les personnages féminins.
L’auteure critique ce réflexe, tout en admettant qu’elle-même l’a parfois adopté dans ses romans, sans même s’en rendre compte: «J’ai eu honte de réaliser que je n’avais jamais créé un personnage féminin et jeune qui ne soit pas beau, pas désirable. […] Il a fallu que je me corrige, il a fallu que la théorie [féministe, notamment venant de King Kong Théorie de Virginie Despentes] vienne remodeler consciemment ce qui naissait de la pratique, laquelle s’était formée sur des modèles tronqués…»
«[Ce male gaze] a aussi pour corollaire immédiat de limiter l’image qui est donnée des hommes, en ne les présentant jamais comme des objets possibles de désir, en ne les donnant jamais à regarder, jamais immobiles, jamais alanguis – à croire que jamais ils ne somnolent, jamais ils ne s’arrêtent sur le pas de la porte pour qu’un amant ou une amante s’émerveillent de les voir plantés là, jamais ils n’ont un geste qui ne soit pas sorti du catalogue des gestes masculins homologués.»
Tuer des lions
D’où le titre du livre Toute une moitié du monde. On comprend rapidement de quelle moitié de l’humanité l’on parle. «Ça se pose là, comme un trou béant». Mais Alice Zeniter, à grand renfort de citations, de références littéraires et sociologiques, ne s’arrête pas à la critique du patriarcat et à ce qu’il engendre pour les femmes dans le monde de la littérature. Elle essaie d’identifier les réflexes qui mènent à ce qu’elle appelle la «parade virile».
C’est ainsi qu’elle décrit une sorte de canevas. Etre un écrivain, un vrai, c’est consommer beaucoup d’alcool, c’est «tuer des lions» (comme Hemingway), c’est fumer, c’est partir à l’aventure et souvent se mettre dans des situations dangereuses, pour être finalement sauvé par une bande de francs camarades.
Du roman de gonzesse aux Vraies Nanas de la Littérature
«C’est cette image des Vrais Mecs de la Littérature, des Vrais de la Vraie Littérature qui se perpétue et qui me revient sans cesse, à laquelle j’ai parfois l’impression qu’il faut que je me mesure si je veux être prise au sérieux.» Est-ce pour cela qu’elle est incapable d’écrire sans se rouler une cigarette? Est-ce pour cela qu’elle se laisse parfois aller à l’ivresse? Alice Zeniter assume la contradiction. L’image du Vrai Mec de la Littérature est d’ailleurs peut-être davantage représentée que vécue. Même chez ces fameux «Vrais Mecs».
Au-delà de la posture d’écrivain, c’est également le contenu littéraire que l’auteure française décortique. Elle souhaite sortir des «romans as usual». Une formule qu’elle emprunte à Sophie Divry: «[le roman as usual c’est celui] qui se répète avec succès, demande un sujet à la mode, une intrigue vraisemblable et haute en couleur, des personnages bien campés auxquels on peut s’identifier, un style d’une lisibilité digeste, quelque chose de clair, d’immédiatement compréhensible et reconnaissable.» Comment faire pour en sortir? Moduler les styles de narration. Supprimer les personnages. Réintégrer la nature/l’environnement au centre du propos – fuir l’anthropocentrisme. Voici quelques pistes données.
«J’aime les personnages sans arc visible, ballotés par les situations, comme ceux de Zeruya Shalev dans Mari et femme ou Douleur, qui commencent une phrase dans un état, se détestent de le ressentir, y réfléchissent, lient à un souvenir, s’en dépêtrent péniblement, se félicitent d’y avoir échappé et y retombent, plus agités encore qu’au départ.»
Se permettre le scandale
Par ailleurs, Alice Zeniter milite pour ouvrir nos horizons: «Les éléments qu’il est possible d’intégrer au roman sont toujours nombreux». Elle cite les habituelles minorités de plus en plus médiatisées. Elle ajoute également des nuances. Il faut des femmes, évidemment, mais encore des femmes adultères. Des personnes dans la difficulté, aux prises à la consommation de drogues, des incestueux, des scandaleuses. Au risque de finir en gros fourre-tout.
Un fourre-tout? Oui, car le monde est un chaos. Un joyeux bordel. Mais la littérature permet d’y mettre un peu d’ordre. Joan Didion affirmait dans Pourquoi j’écris: «Si j’avais eu la chance de pouvoir accéder, même de façon limitée, à mes propres pensées, je n’aurais eu aucune raison d’écrire. J’écris uniquement pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie.»
Faire revenir le collectif
Mettre de l’ordre justement, et cela également dans les interactions. Et si la littérature cessait de s’appuyer les conflits pour faire avancer un récit? Pour l’auteure, il s’agirait ainsi de faire interagir les éléments d’une histoire autour de problématiques communes. Une manière, de temps en temps, de mettre de côté les guéguerres et de favoriser la relation. La relation entre les personnes, mais aussi la relation que les lecteurs et lectrices auraient avec le livre, la fiction et ce qu’elle dit de la réalité.
«Ce que je cherche, sans doute, depuis le début de cet ouvrage, au-delà des techniques narratives, ce sont des récits qui me permettent d’entre en relation avec des êtres qui me sont inconnus et me deviendront proches, tout comme des récits lui leur permettent – à l’intérieur de la fiction – des relations riches complexes et fragiles.»
Mais cela impliquerait peut-être que ces livres se lisent – et s’écrivent– en dehors d’une logique économique: c’est à dire sans que l’on se demande «est-ce que ce chapitre, cet élément, cette page sert à quelque chose?»
Ecrire à l’auteur: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com
Crédit photo: © Diana-Alice Ramsauer pour Le Regard Libre
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Aline Zeniter
Toute une moitié du monde
Editions Flammarion
2022
239 pages