Les bouquins du mardi – Ivan Garcia
La littérature et la photographie ont souvent joint leurs forces pour créer des œuvres hybrides. Du fameux ouvrage Bruges-la-Morte de l’écrivain belge Georges Rodenbach à La Chambre claire de Roland Barthes, les photographies ont souvent accompagnés des textes en vue de les illustrer ou d’en donner des lectures alternatives. Aujourd’hui, Le Regard Libre vous propose une plongée dans C’est la lutte finale, livre-photo sur la dix-neuvième Fête cantonale genevoise de lutte pour vous familiariser avec ce sport, par le biais des mots et des clichés.
Dans la commune genevoise d’Anières, du 12 au 13 mai 2018, un événement important a eu lieu: la fête cantonale genevoise de lutte. Non seulement médiatisée par des journalistes et des photographes, celle-ci a également donné naissance à un ouvrage publié aux éditions Good Heidi. Son auteure, la photographe genevoise Karine Bauzin, ancienne assistante du photographe Raymond Depardon, n’en est pas à son premier coup d’essai. Victime d’une rupture d’anévrisme, cette ancienne étudiante en lettres se tourne ensuite vers la photographie de presse, et publie deux livres: le premier, Un jour, tout bascule…, traite de son accident; le deuxième, intitulé PORTRAITS-GE.CH et paru aux éditions Slatkine, est basé sur les portraits de personnalités genevoises. Avec ce troisième ouvrage, Karine Bauzin mêle photographies, entretiens et récit pour dresser un témoignage vivant de cette manifestation sportive.
Un livre témoignage
Ces dernières années, la lutte suisse a le vent en poupe: fête fédérale de 2016 à Estavayer-Le-Lac en Romandie, grandes manifestations helvétiques, associations sportives et couverture médiatique prolifique ont contribué à diffuser ce sport longtemps cloisonné à la Suisse alémanique en terres romandes, où il trouve aujourd’hui des adeptes. Aussi, l’originalité du présent ouvrage consiste à fournir au lectorat des portes d’entrées multiples. Le simple curieux pourra admirer les photographies, toutes en noir et blanc, alors que le lecteur avide scrutera la moindre particule de texte à la recherche d’informations. Le plus assidu, quant à lui, alliera texte et photographies pour avoir une vue d’ensemble de la chose.
C’est la lutte finale se présente comme un livre témoignage qui rapporte aux lecteurs les deux grandes journées de la fête cantonale genevoise de lutte de 2018 à Anières. Ce faisant, l’ouvrage relève d’un curieux mélange entre travail journalistique, photographie et expérimentation littéraire. A peine l’ouvrage est-il ouvert que se dévoile à nos yeux une demi-page de texte sur l’histoire de la lutte et, sur l’autre double page, une gravure. Nous assistons donc à un mélange des sources et des formats pour entraîner le lecteur dans son exploration sportive.
En débutant avec des considérations historiques sur ce sport, l’auteur propose aux lecteurs une mise en contexte de son ouvrage, ainsi que de son travail, avant d’entamer son reportage. Dans la même veine, le lecteur trouvera deux brefs entretiens des organisateurs de la manifestation qui expliquent les raisons de l’organisation de cette fête.
Photos et texte: un duo voyageur
Au cours de la lecture, nous pouvons suivre le récit en choisissant de faire l’impasse sur le texte ou sur les photographies. Mais ce n’est que lorsque les deux médiums sont mis en résonance que l’ouvrage atteint son summum. Les photographies sont semblables à des fragments, comme si la photographe avait souhaité cristalliser en quelques clichés les moments forts de ce sport. Nous verrons par exemple des enfants lutter l’un contre l’autre ou, à des instants plus festifs, des lutteurs en train de boire des bières.
Pour faire écho à cet objectif qui cible des moments privilégiés, l’auteur utilise judicieusement la mise en page en vue de créer des effets. Entre autres, nous pourrons voir des effets de tressage entre les différentes photographie, certaines en évoquant d’autres ou étant des parties plus finement cadrées que d’autres de plus grandes ampleurs. D’un certain point de vue, l’ouvrage avec ses tons noirs et blancs rappelle les flip books qui font défiler, au fur et à mesure que les pages se tournent, une histoire.
Loin de ne se limiter qu’à jouer avec les photographies, l’auteur laisse également une grande place au texte qui apparaît, notamment, sous la forme de verbes «affronter», «hydrater», «respecter»,… également en noir et blanc et qui, souvent, occupent une demi-page. L’autre demi-page étant occupée par une photographie, les lecteurs font rapidement le lien entre l’un et l’autre. D’ailleurs, chaque verbe étant défini, celui-ci se voit doter d’un sens bien particulier propre au contexte de la fête cantonale genevoise de lutte. Karine Bauzin nous livre, grâce à ce dispositif, une sorte de petite parodie imagée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.
Esthétiquement, l’ouvrage s’impose en une vraie réussite et remplit le pari de nous faire voguer à la rencontre d’un sport qui, a priori, semble peu intéressant ou, en tous cas, aurait bien du mal à adopter une forme romanesque. Quant au niveau narratif, évidemment, l’ouvrage de Karine Bauzin n’est pas d’un texte que nous pourrions qualifier de purement littéraire, mais, par ses procédés ingénieux, nous pourrions le rapprocher d’une sorte de roman graphique. A l’aide de la mise en page et des photographies, cette œuvre entraîne le lecteur dans un récit, celui de ces journées de lutte, entre texte et images.
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Crédit photo: © Ivan Garcia pour Le Regard Libre