Dossier spécial Didier Burkhalter écrivain
Le Regard Libre N° 49 – Hélène Lavoyer et Alexandre Wälti
La démarche est suffisamment rare en Suisse pour être relevée: sitôt qu’il s’est retiré du Conseil fédéral, Didier Burkhalter a plongé dans l’écriture de romans. Après enfance de terre ont suivi Là où lac et montagne se parlent, Mère porteuse et Terre minée, tous publiés aux Editions de l’Aire. Nos critiques littéraires se sont penchés sur ces ouvrages pour en livrer une appréciation sans filtre. Mais avant cela, c’est Didier Burkhalter qui s’exprime dans nos colonnes, pour nous parler de sa passion littéraire.
Le Regard Libre: François Bayrou, Ségolène Royal ou encore Nicolas Sarkozy, politiciens français, se sont saisi de la plume pour écrire des romans ou essais politiques. En Suisse, la pratique n’est pas usuelle. Est-ce parce que le public est désintéressé de la politique?
Didier Burkhalter: Je ne suis pas un politique qui écrit des livres sur sa vie politique. Je suis un homme qui est passionné par l’écriture et qui s’est lancé dans la littérature, avec une passion pour les romans historiques. A l’évidence, ma vie passée dans le monde de l’engagement politique a une influence sur ma vision du monde et de l’humanité. Mais ma seule envie en la matière est de mettre des valeurs qui me tiennent à cœur dans des livres, dans des histoires d’espoir et de courage, dans des destinées de personnages que l’on peut sentir proches de nous, dans la comédie humaine qui nous entoure, tantôt nous étouffe et tantôt nous permet de respirer.
On sent dans vos romans l’importance de l’enfance, qui est un sujet récurrent. Le passé et la mémoire sont fondateurs des personnages; peut-on étendre ces racines à une région, un pays ou un continent?
Notre passé ne cesse de nous expliquer, de nous ensorceler, parfois de nous hanter ou, même, de nous sublimer. Ce passé, de même que la manière dont on s’en souvient ou dont on voudrait s’en souvenir, est fait de multiples couleurs que l’on va chercher dans la palette de nos sentiments, du ressenti de l’enfance, des relations avec ses proches et ses «moins proches», de l’adéquation ou du rejet de son terroir, de sa terre plus ou moins minée, plus ou moins heureuse; bref, de sa culture.
Finalement, les thèmes que l’on sent brûlants dans vos livres et les idées que vous y défendez sont les mêmes que ceux du Didier Burkhalter président de la Confédération: jeunesse, paix ou encore communautarisme. Vos préoccupations n’ont-elles donc pas changé? En quoi l’écriture constitue-t-elle un meilleur vecteur que la scène politique?
Je crois en effet qu’il y a des valeurs en soi qui ne changent pas de toute la vie. Ce sont comme des phares au fond de nous-mêmes qui tentent constamment d’éclairer le chemin, quelle que soit la route que l’on ait pris et quelle que soit l’époque que l’on vive. Ainsi, dans le livre de ma vie, il y a eu de nombreux chapitres consacrés à la politique. Aujourd’hui, j’ai voulu ouvrir un tout nouveau chapitre, celui du papier que l’on couvre d’encre, celui de pages à découvrir, à couvrir de mots également. Ce n’est donc pas un «meilleur vecteur», mais c’est ce qui correspond, au fond de mon cœur et au gré de mes passions, à cette nouvelle période de ma vie.
Bien que vos ouvrages se veuillent plus fictionnels que réalistes, ils participent tout de même à contester certaines politiques, qu’elles soient passées ou d’actualité. J’ai l’impression de sentir dans vos récits une dimension d’engagement.
L’écriture est un engagement. La poésie est un discours. Le roman est une projection. Depuis toujours, les êtres humains ont ressenti le besoin d’allumer leur vie, de mettre leur costume de luciole voulant donner un éclairage à la destinée. Je ne crois pas qu’un écrivain détienne la vérité, mais il peut mettre un peu de lumière pour que l’on se pose des questions quant à notre itinéraire et notre destination d’individu et d’humanité.
Dans Terre Minée, les ancêtres ont une importance toute particulière. Entretenez-vous un lien particulier avec les vôtres?
Tout être humain entretient une relation particulière avec ses ancêtres. L’on se sent parfois très proche de l’un d’entre eux, sans pour autant savoir réellement pourquoi. Ainsi en est-il de mon lien avec mon grand-père aussi pauvre que pêcheur, qui inspire des passages de mon livre Là où lac et montagne se parlent. Alors que je n’aimais pas pêcher, je ressentais un immense respect pour lui. Et puis, il y a l’immensité de la danse des générations, de ce collier de perles infini (ou que l’on voudrait infini), que l’on ressent parfois lorsqu’on réfléchit dans le silence ou que l’on contemple les étoiles. Puis, aussi soudainement que subrepticement, on peut – si on le veut vraiment – entendre une petite voix qui vient de très loin pour nous appeler à l’harmonie; celle, peut-être, d’un de nos tout premiers ancêtres, celle de la nature également.
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Dans quelle mesure pensez-vous qu’expérimenter des terres en guerre ou en rémission, en situation de pauvreté ou d’abandon, influe sur la conscience qu’une personne venant d’un pays «riche et développé» comme la Suisse peut avoir du monde?
Fouler une terre minée par les drames, la guerre, la pauvreté, le manque de droits, l’injustice ou encore la corruption ne saurait s’oublier. Il est des pages que l’on ne saurait jamais tourner. Les pas sur une telle terre résonnent dans notre petite éternité. Ils nous accompagnent à chaque seconde de notre vie d’après, comme une ombre infatigable. A tel point qu’il est parfois difficile de vivre le retour, d’imaginer que l’on vit sur la même planète, de «reconnecter» avec la vie d’avant. L’écriture joue un rôle en la matière. Elle permet de chercher à partager, à décrire sans devoir se sentir limité par le costume d’une fonction, à exprimer ses pensées du cœur en toute liberté.
Vous célébrez la «mémoire de cœur» qui se différencie de la mémoire conventionnelle. Quels événements habitent cette mémoire-là?
Notre monde s’est peu à peu construit au ciment de la matérialité, de la raison, de la technologie. Le froid a remplacé le chaud. La connexion et le réseau ont pris la place de la nature et de la solidarité. La mémoire de cœur permet de redonner la parole aux fondements de la vie humaine, là même où elle n’est pas considérée, là même où elle ne compte plus ou, pire, n’a jamais compté. Dans le regard d’un enfant dans une terre minée, qui – à trois ou quatre ans – a déjà des reflets d’adulte, il y a une force incommensurable; pour autant qu’on sache ne pas détourner notre regard. Même chose pour l’expression d’un nouveau-né abandonné dans un pays en guerre. Mais pour cela, il faut donner la priorité au cœur.
Quelles sont ces valeurs essentielles qui «cimentent les liens entre les hommes» et que vous évoquez pour expliquer le lien d’amitié entre Enor et Marius, que tout devrait séparer?
Je ne crois pas que les différences apparentes puissent expliquer quasi automatiquement l’éloignement entre deux êtres humains. Les grandes différences d’âge, d’origine ou même d’opinion ne sont rien face à la culture de vie. Ainsi, par exemple, la curiosité ou l’écoute, la capacité de s’émerveiller, de dialoguer ou de changer sont bien plus importantes pour permettre de faire naître un sentiment de proximité. En d’autres termes, le partage des valeurs fondamentales est bien plus fort que les liens du sang ou l’appartenance à une même communauté ou à un même groupement. Il n’est pas nécessaire d’avoir le même abonnement de portable pour se respecter.
L’écriture semble, dans votre ouvrage Terre Minée, permettre la tolérance et la compréhension. Cette activité vous a-t-elle réconcilié avec l’idée d’un réel pouvoir de changer les choses?
Je n’ai pas besoin d’être réconcilié avec quoi que ce soit. Mais je ressens l’envie de m’exprimer en toute liberté, après avoir consacré de nombreuses années de ma vie à des activités gouvernementales au niveau local, national et même dans une organisation internationale. Pour le reste, je suis convaincu qu’il faut être très modeste dans la manière d’aborder le pouvoir. La vraie valeur du pouvoir réside dans le pouvoir des valeurs humaines fondamentales. Et non dans l’impression aussi dangereuse qu’enivrante qu’on en serait investi personnellement.
Marius est historien. Pourtant, comme vous l’explicitez à un moment, «ce qu’il estime important est ailleurs, comme presque toujours tourné vers l’avenir». La connaissance de l’Histoire est-elle selon vous essentielle à la construction d’un avenir? Pourquoi donner tant de place à cette idée?
Marius est en fait un historien-prophète. Il est à la fois une sorte d’archéologue du passé, qui fouille dans les événements ayant eu lieu, et un anticipateur qui n’a de cesse d’imaginer ce qui pourrait bien apparaître sur ces vestiges. A mon avis, cette attitude faite d’un double mouvement – vers le passé pour mieux connaître et vers l’avenir pour mieux prévoir – devrait être valorisée. Ne serait-ce que pour éviter de replonger régulièrement – dramatiquement – dans les mêmes océans d’erreurs. Ne serait-ce que pour écouter les voix immergées dans l’histoire, nous demander instamment de renoncer à faire ce qui ne peut que miner notre terre.
Le premier de vos livres, enfance de terre, n’a été publié que quelques semaines après votre démission. A quel point votre aura d’ancien président de la Confédération et d’homme politique apprécié pour son humanité a-t-elle influencé la réception et l’achat de vos ouvrages?
Lorsque je parle de cette période et de mes livres avec des lectrices et des lecteurs, je m’aperçois que la décision d’un nouveau départ intéresse; qu’elle intrigue d’abord un petit peu de la part d’un «ancien président». Puis, l’on comprend que cela vient du fond de mon être. Je souhaite, pour ma part, mettre mes forces dans l’écriture, sans consacrer du temps et de l’énergie aux étiquettes qu’on adore coller sans véritable raison. J’ai quitté mes fonctions politiques mais je ne quitterai vraisemblablement jamais les valeurs que j’aime. Si cela devait avoir une sorte d’aura, ce serait déjà bien suffisant.
L’écriture, est-elle un choix idéologique ou celui d’un passionné de lettres?
C’est le choix d’un amoureux des livres, des histoires qui font rêver, qui donnent du courage et de l’espoir; c’est le choix de vivre pleinement une passion pour l’écriture et, modestement, de la partager par le lien discret et personnel de la lecture.
Quels auteurs ont eu une influence sur vous et pourquoi?
Je n’aime pas l’idée qu’on soit influencé pour écrire. Pour moi, l’écriture est une expression personnelle, individuelle, pleinement libre. Ceci dit, il est des auteurs qui m’ont touché lorsque j’étais jeune. Ainsi, à la prime adolescence, j’ai dévoré quasiment tous les bouquins de Jules Verne, à ne plus pouvoir dormir! Puis, ce fut Malraux avec L’Espoir et La Condition humaine qui a accompagné mon désir de comprendre le monde et de m’y engager. Ensuite, ce furent Dostoïevski et Camus, mais aussi Ramuz, qui devinrent, par livres interposés, des compagnons de route. Et puis, si vous n’avez pas le temps de lire un livre et que vous souhaitez vous plonger dans la force extraordinaire des mots de l’Histoire, lisez les quelques lignes écrites par Abraham Lincoln pour son discours de Gettysburg. J’en parle d’ailleurs dans mon dernier livre, Terre minée.
Pourquoi avoir construit enfance de terre comme un kaléidoscope de destins?
Peut-être parce que je ressentais le monde ainsi après l’avoir parcouru beaucoup trop vite, en changeant sans cesse de lieu ou de perspectives; en devant quitter trop rapidement des scènes prenantes, qui restaient imprégnées en moi comme des tatouages ineffaçables; en imaginant aussi quel pouvait être le destin des enfants et des jeunes que je devais laisser loin derrière moi après avoir tenté de saisir leur quotidien parfois très dur. Le livre enfance de terre s’était écrit dans mon cœur, à l’encre personnelle des impressions. Il suffisait d’ouvrir une petite porte et les histoires sortaient d’elles-mêmes. Ce qui importait, pour moi, était de les raconter dans leur fondement basé sur des faits réels, puis d’imaginer un futur à coups d’espoirs afin de démontrer l’importance fondamentale de la création de perspectives pour les jeunes dans ce monde, si l’on veut que notre histoire ne tourne pas trop mal.
Vous laissez de côté la description des diverses atmosphères dans lesquelles évoluent vos personnages. Pourquoi?
Je donne la priorité aux sentiments et au vécu personnel. Je décris ce qui, à mes yeux, revêt une importance essentielle. Ainsi, ce sont les cris et les silences, les regards et les gestes, les espoirs et les déceptions, les tristesses terribles et les joies merveilleuses qui occupent les premières places. En fait, tout ce qui n’obtient jamais un tel espace dans la vie rationnelle de la géopolitique.
Dans enfance de terre, vous louez à plusieurs reprises les institutions d’entraide internationale. Pourquoi une telle insistance alors que certaines ONG ont aussi créé des dépendances?
Je ne souhaite pas insister, mais affirmer mon opinion. Sans une telle entraide, qui, bien sûr, ne sera jamais parfaite – notre monde disparaîtrait dans les abîmes de l’inhumanité. Sans la présence de celles et ceux qui, chaque jour, jouent leur vie pour aider celle des autres, pour rapprocher les opinions et calmer les fronts, il serait difficile de maintenir les lumières de l’espoir. Un peu comme le fait que l’on sombrerait dans la nuit si l’on perdait la liberté de s’exprimer et d’écrire sur notre monde.
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