Le Regard Libre N° 27 – Sébastien Oreiller
Chapitre I : La Perte (suite)
Il avait pensé que la fille le soignerait, comme autrefois, avec son cortège charnel et son souffle sur sa nuque ; qu’il pourrait cueillir sur ses lèvres le goût de sa jeunesse. Mais le baiser ne lui laissa qu’un goût amer, comme quelque chose de faux. Pour la première fois, il avait volé, il avait usé de la force, de la brutalité presque, pour obtenir ce qu’il voulait. C’était peut-être ça, être un homme, et il le détestait. Faire usage de sa brutalité et l’apprécier encore plus qu’elle. Prendre et ne rien demander ; prendre et ne rien laisser.
Naguère, il avait fallu qu’elles vinssent le chercher, timide, derrière un sourire. Non pas qu’il les craignait, non pas qu’il les fuyait. Mais parce qu’il aimait se faire aimer et qu’il les aimait mieux en retour, plus faible et peut-être plus beau jusque dans l’étreinte, secrète, promesse des nuits lucides comme celle-ci. Des nuits d’été quand il fait encore chaud, et que la ferveur religieuse pousse à l’exaltation de ce qui est grand, l’exaltation dans le silence, sans plus de parure aucune que la peau nue sous les corps, dans la nuit sans voile.
C’étaient les belles filles rieuses, celles qui ramassaient leurs cheveux clairs en longs chignons qu’il avait aimées. Pas elle. La bête décoiffée et geignante qui attendait le chasseur. Maintenant, il se craignait lui-même.
« En voilà un qui n’en a pas besoin. » Il leva la tête et leur demanda ce qu’ils faisaient là, accoutrés comme des vestales, en cette heure tardive. Et lui ? Assoupi au milieu des hautes herbes qui bordent les chemins, ivre, un tas de chair encore remuante et chaude sur son corps. Ils avaient bien fait de le réveiller. Eux, ils préparaient un philtre d’amour ; ils étaient en marche vers le cimetière. C’était Octave, le fils du médecin, accompagné de deux ou trois de ses sœurs et de leurs amies, une procession vespérale, tout de blanc vêtue, pieds nus sur le sol poussiéreux. Il se mit à rire. Si on les avait surpris comme ça ! Et le philtre, c’était pour qui ? « Pour moi, dit le chef de la bande, en offrant le bras à deux d’entre elles, pour que je puisse enfin les aimer. » Mais pour ce faire, il fallait le sang d’un homme mort dans la souffrance. Il pouvait venir avec eux, s’il voulait, c’était toujours mieux que la bête. Soit, mais aucun de ceux qui gisaient au cimetière n’avait souffert en rendant l’âme, ou pas suffisamment, autant de morts médiocres pour des existences médiocres ; non, il les conduirait plutôt à la maison L****. Là gisait, victime infortunée des intrigues d’antan, un partisan que le pouvoir avait mis à mort, secrètement, pour sa trop grande curiosité. Il y était toujours, enterré à la va-vite dans la cave où ils venaient de pénétrer, en-dehors du village, à l’abri des regards. Une vaste salle, poussiéreuse, entièrement vide, dont il avait fallu forcer la porte, puisque personne n’y venait jamais. Il était là, en-dessous d’eux ; ils le déterreraient pour le sang qui séchait sur ses os, et le rendraient définitivement à cette éternité qui n’était pas sienne, privé de funérailles et de repos.
Ils commencèrent à creuser, et ils virent, par intermittences, sa femme qui les observait, errante, depuis le chambranle de la porte, comme eux vêtue de blanc, diaphane à la lumière des flammes. Les filles s’étaient poussées sur le côté, regardaient en souriant les deux garçons, seuls au milieu de la salle, labourer la terre stérile et dure. Ils creusaient en riant, comme le prisonnier qui creuse sa propre tombe, trop heureux de la délivrance prochaine. Mais ils riaient de leur lucidité, d’autant moins amendables qu’ils jouissaient de l’absurde de leur acte, du plaisir qu’ils prenaient, eux, les vivants, à réveiller les morts. Il crut un instant avoir retrouvé sa jeunesse, mais il se rendit compte qu’il ne trouverait rien ce soir-là ; le mort n’y était pas. Fatigués, ils abandonnèrent là leurs pelles et leurs outils et s’en retournèrent ; il était encore temps de dormir, seul.
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