Et si l’Europe résidait dans l’antagonisme né à la Renaissance entre vision chrétienne et vision scientifique du monde? Cette opposition a toujours été présente sous des formes différentes selon les époques. Voilà qu’elle se situe aujourd’hui sur un nouveau plan: certains soutiennent qu’une lecture matérialiste du monde est désormais impossible au vu des théories physiques actuelles.
Qu’est-ce que l’Europe? Face à cette question, certains s’empressent de rappeler ses racines chrétiennes, alors que beaucoup sont mal à l’aise avec cette référence et lui préfèrent l’humanisme ou les Lumières. A cela s’ajoute que certains penseurs athées du XIXe et du XXe siècles semblent indissociables de l’héritage européen. A première vue, ce que l’on pourrait appeler l’esprit européen n’existerait donc pas.
Cette difficulté se retrouve d’ailleurs dans l’impossibilité de se mettre d’accord sur une Constitution pour l’Union européenne (UE). Le traité de Lisbonne, qui remédie à l’impossibilité d’un accord sur une Constitution de l’UE, passe comme chat sur braise sur la question des racines de l’Europe, en restant dans le vague. Dans son préambule, il reconnaît «s’inspirer des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe». Malgré la pression du Vatican et de certains lobbys, le mot «chrétien» n’apparaît nulle part dans le document.
Or, il est clair que l’héritage religieux européen est en grande partie «chrétien». Pourquoi nier cette évidence? Parce que beaucoup veulent rejeter cet héritage.
La culture européenne est habitée par une opposition au christianisme depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Une opposition qui dure trop longtemps pour faire du christianisme une pensée qui a fait son temps. L’Européen ressemble à un jardinier condamné à lutter contre la même mauvaise herbe, une herbe qu’il veut éliminer, mais dont il semble avoir besoin, car il se construit en opposition à elle. Nous nous contenterons ici de quelques éléments pour illustrer notre propos, faute de pouvoir approfondir davantage en quelques lignes.
La Renaissance ouvre la possibilité de comprendre le monde sans Dieu
A la Renaissance, Galilée, Descartes et plus tard Newton montrent que la nature peut être décrite en langage mathématique. Il est donc possible de comprendre l’univers à la seule lumière de la raison, sans recourir à la Bible. Auparavant, comme on n’avait pas encore découvert la loi de la conservation du mouvement, on croyait à l’existence de Dieu comme premier moteur de la marche mécanique du monde. Au terme de cette révolution scientifique naît l’espoir de rendre compte de la réalité de manière matérialiste, sans référence à des entités métaphysiques invisibles, telles que l’âme ou Dieu.
En astronomie, la fameuse réplique de Laplace à Napoléon constitue l’aboutissement de la révolution scientifique initiée par Galilée: «Newton a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois.» A quoi Laplace aurait répondu: «Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse.»
Les penseurs des Lumières se permettent, en apparence, de ne plus être chrétiens
Il n’en demeure pas moins que Descartes et Galilée sont tous deux des chrétiens convaincus. Seulement, en fondant l’autonomie du monde, ils ont permis à leurs successeurs de ne plus l’être. C’est le cas de nombreux penseurs des Lumières: Diderot, Hume ou La Mettrie sont athées, d’autres, comme Voltaire ou d’Alembert, sont déistes. Ils considèrent que Dieu existe, mais qu’il ne se préoccupe guère de l’homme.
Or, dans le fond, les penseurs des Lumières sont beaucoup plus proches du christianisme qu’ils ne le pensaient ou le reconnaissaient eux-mêmes. En s’opposant à des abus religieux, ils ont reformulé de manière laïque des principes profondément chrétiens et les ont inscrits au cœur de l’esprit européen. La laïcité qui garantit la légitime autonomie du pouvoir temporel face au spirituel trouve son fondement dans les mots du Christ lui-même: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.» L’abolition des privilèges de 1789 et la lutte pour l’égalité entre les hommes se situent également dans la continuité du message biblique. Dans l’épître aux Galates, par exemple, Paul s’écrie: «Il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ.»
C’est peut-être pour cette raison que les succès scientifiques, mais aussi politiques des Lumières – la chute de l’ancien régime lié au christianisme en France et en Angleterre – ne semblent pas avoir eu raison de la religion. Elle demeure une notion très présente aux siècles suivants, ne serait-ce que comme point de départ à nier en priorité.
Pour être libre au XIXe et au XXe, il faut d’abord nier Dieu
Chez Marx, il faut pouvoir supprimer la question de Dieu pour pouvoir affirmer l’Homme, si bien que la critique de la religion est chez lui constitutive de son système. Maurice Clavel écrit: «Mettez une haine totale de Dieu dans un jeune hégélien et vous obtiendrez Marx, tout Marx.» Même dynamique chez Nietzsche, où le rejet de la tradition permet la libération de l’homme pour qu’il évolue vers le surhomme. Freud, alors qu’il considère l’art, la philosophie et l’engagement politique comme des sublimations légitimes de la pulsion sexuelle, est très critique à l’égard de la religion. C’est pour lui une illusion infantilisante dont l’humanité doit se débarrasser.
Au XXe siècle, chez Sartre, on retrouve le même besoin de se débarrasser du Dieu chrétien. «Si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et cet être c’est l’homme» écrit-il dans L’existentialisme est un humanisme. De nombreux autres auteurs du siècle dernier participent de cette vision humaniste, au sens d’une conception du monde plaçant l’homme au centre, et non Dieu.
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Toutefois, on pourrait rétorquer que ces penseurs avaient besoin de se retourner contre Dieu, non pour des raisons philosophiques, mais personnelles: l’emprise de la culture juive était trop forte chez Marx et Freud pour qu’ils puissent l’ignorer. C’est encore plus clair pour un Nietzsche fils et petit-fils de pasteurs. Tous sont issus de la bourgeoisie aisée, une société rigide par rapport aux standards actuels, et tous ressentent le besoin de se libérer de ce carcan avant de laisser naître une pensée originale. La preuve en est que les penseurs actuels, qui ont grandi en dehors de cette référence au judéo-christianisme, ne ressentent plus le besoin – devenu superflu à notre époque – de déclarer que Dieu est mort comme le faisait Nietzsche, ou qu’ils ont supprimé Dieu le Père comme le faisait Sartre.
La déconstruction est une nouvelle manière de vivre cet antagonisme
Cependant, même si le vocabulaire a changé – on ne parle plus de Dieu – l’antagonisme demeure, et c’est désormais la notion de déconstruction, centrale dans les débats contemporains, qui sert à exprimer cette opposition. La signification du mot peut varier d’un auteur à l’autre et son champ d’application aussi – le langage, les textes, la société… – mais l’idée fondamentale est de remettre en question le contexte culturel pour s’en libérer. Les études genre, par exemple, veulent montrer que l’inné a peu d’influence dans les différences entre hommes et femmes. A part l’anatomie, tout est construit. Pour certaines féministes, comme Wittig, même «l’hétérosexualité est une construction culturelle qui justifie le système entier de la domination sociale de la femme par l’homme».
Or, la sexualité est l’un des derniers bastions de la morale et de la religion. Par sa possibilité de donner la vie, elle pose d’elle-même la question du sens, et donc a fortiori de Dieu. Présenter les différences sexuelles comme une construction culturelle arbitraire, souvent abusive et discriminatoire, vide la sexualité de sa transcendance. C’est donc le même combat qu’au siècle précédent, mais porté à son paroxysme. C’est une manière radicale de dire que l’homme n’a rien à voir avec Dieu, qu’il n’y a pas d’ordre au-delà des projets individuels.
Et voilà une nouvelle révolution scientifique… au secours du christianisme
La première révolution scientifique de la Renaissance avait mené au positivisme d’Auguste Comte: la science nous permettait de connaître la réalité sans que nous ayons besoin de recourir à Dieu. Comte proposait d’ailleurs une nouvelle religion qui rendrait un culte à l’humanité. Mais dernièrement, coup de théâtre. Dans le récent succès de librairie Dieu, la science, les preuves, Bolloré et Bonnassies prétendent que la vision du monde fournie par la physique actuelle réclame une cause immatérielle hors du temps. De plus, les paramètres physiques qui rendent possible l’apparition de la vie seraient réglés de manière si précise qu’il est improbable que cette cause ne soit pas intelligente.
Ce n’est pas encore une preuve de l’existence du Dieu chrétien, mais c’est une vision compatible avec le principal message de la Bible en ce qui concerne l’origine du monde. Les auteurs d’ailleurs font un pas de plus vers le christianisme en analysant scientifiquement le miracle de la Vierge à Fatima. Il ne s’agit pas ici de discuter de la validité de leur argumentation. Nous nous contentons de constater que les allées et venues du grand antagonisme européen, hypothèse du présent article, sont toujours bien présentes. C’est d’autant plus surprenant que le christianisme compte désormais ses alliés dans le camp de ses anciens détracteurs: la science expérimentale.
L’Europe semble donc trouver son identité dans une remise en cause constante et féconde de sa tradition chrétienne. Sans cette remise en cause, nous n’aurions peut-être pas connu la physique de Newton, ni la découverte de l’inconscient, ni la théorie de l’évolution, ni la révolution numérique… Mais malgré ces bouleversements, le christianisme n’a pas complètement disparu. Le fera-t-il un jour ou est-ce un substrat nécessaire à l’éclosion du génie européen?
Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com
Image d’en-tête: Galilée devant l’Inquisition romaine, par Cristiano Banti © Wikimédia
Vous venez de lire une analyse tirée de notre dossier thématique «Vous avez dit Europe?», publié dans Le Regard Libre N°87.