Les bouquins du mardi – Ivan Garcia
Avec Sucres, l’écrivain fribourgeois Matthieu Corpataux signe un premier recueil de poèmes espiègle et ludique. Une entrée tout en douceur dans la grande famille de la littérature romande.
Quoi de meilleur que le sucre? Quoi de plus doux que la poésie? A priori, le mélange des deux devrait me combler et effacer les mauvaises impressions de mes cours de poésie, entre hermétisme mallarméen et dépression baudelairienne. A voir. C’est donc avec beaucoup d’appréhension et pas mal de mauvais souvenirs que je me lance dans la lecture de Sucres de Matthieu Corpataux. Ce dernier, doctorant en littérature française à l’Université de Fribourg, fondateur de la revue littéraire L’Epître, ainsi que président de Textures[1], est une personnalité émergente du milieu littéraire romand. Cette première publication dans la collection «Métaphores» des éditions de l’Aire, collection réservée au genre poétique, permet au Fribourgeois de nous faire «goûter» à une poésie subtile et narrative, sans (trop) de prétention littéraire. Mais passons donc à la dégustation de plus près, si vous le voulez bien:
«Mes poèmes, comme des sucreries?
Des douceurs, des caramels mous?
Mous? Des bâtons de railleries?
Non. Des sucres oui, qui attaquent
Les blanches dents, qui attaquent
Les civils gentils, les gencives nantis
Qui attaquent lentement, à la racine
À l’aide de la langue, ce muscle infini.»
Voici le poème sur lequel s’ouvre le recueil. Des poèmes, l’ouvrage en compte quarante-deux. L’auteur se montre un adepte du vers libre, c’est-à-dire une forme de vers qui n’est pas contrainte par une structure métrique régulière, et varie les structures de ses poèmes au fur et à mesure. Le lecteur ne trouvera donc pas de poèmes construits intégralement d’alexandrins, d’octosyllabes, ou suivant des formes poétiques connues telles que la ballade. Ce qui n’est pas plus mal. Mais alors, en quoi s’agit-il de poésie?
Au sujet des outils et du style
Le poète conjugue sa prise de liberté métrique avec un jeu continu sur les structures syntaxiques des vers. Il disloque les vers et use d’enjambements, en rejetant par exemple un fragment de vers au début du vers suivant, comme «[…] qui attaquent / Les Blanches dents», ou en anticipant la transition entre deux vers pour mettre en avant un élément, comme «[…] qui attaquent / Les civils gentils», pour créer des parallèles entre ses vers, ou encore souligner certains éléments de ses poèmes. A sa palette d’outils stylistiques viennent s’ajouter d’autres procédés poétiques tels que les anaphores (des répétitions et des reprises de mots ou de rythmes, comme «[…] qui attaquent » qui revient trois fois dans le poème), des rimes riches («sucreries / railleries») et pauvres («nantis / infini»), ainsi que différents effets de sonorités, à l’instar de l’assonance en «- en/an» du poème («Blanches dents / gentils / gencives / nantis / lentement / langue»).
La chose la plus intéressante, dans ce recueil, relève notamment de la dislocation de la syntaxe, réalisée par le poète, qui s’émancipe souvent de toute ponctuation. Comme pour créer un flux continu. Même si on constate que celle-ci reste bien présente, dans d’autres poèmes de l’ouvrage, pour donner un rythme et marquer notamment les césures. Sucres est principalement composé de poèmes courts et, parfois, de certains poèmes plus longs que le lecteur peut lire linéairement ou par fragments. Ceux-ci oscillent entre la poésie, l’autobiographie, voire la philosophie.
Grains de poésie
D’emblée, le sujet lyrique donne une clé de lecture dans ce poème 0 que le lecteur peut suivre tout au long de l’ouvrage: ses «Sucres» sont corrosifs, ils «attaquent les civils gentils, les gencives nantis», dont nous noterons, au passage, l’inversion phonétique et rythmique. L’habilité de l’écrivain repose sur le fait que le lecteur puisse choisir sa manière de savourer Sucres. En effet, l’ouvrage tisse une atmosphère liée au monde de l’enfance qui peut tous nous toucher. Il est surtout question de souvenirs qui ouvrent un défilé comprenant une prof d’école, l’amour, un match de foot, des blessures, des consoles de jeux, des cafés, et une farandole d’autres thèmes qui ont tous en commun d’avoir fait partie, à un moment ou à un autre, de la vie du sujet qui s’exprime à travers ces poèmes (ça peut être vous, d’ailleurs).
Le mot qui revient le plus souvent – et sur lequel joue allégrement Matthieu Corpataux – est le grain. Polysémique, celui-ci désigne, suivant l’emploi par le poète et l’interprétation du lecteur, le souvenir, le sable («Des Sahara entiers»), ou encore «le grain de sucre». Le poème 39 élargit encore cette polysémie pour y intégrer l’expression «grain de folie»:
«A dix-huit ans
Quelle folie
Me prend de
Créer une revue?
Les circonstances encore
En mémoire mais le grain
Je ne sais plus d’où
Il est venu»
Nous le disions précédemment, le poète disloque la syntaxe et la ponctuation. L’absence de cette dernière laisse le lecteur libre de se focaliser sur l’élément qui lui «parle» le plus au sein du texte. Il y a, me semble-t-il, une certaine volonté d’imiter le langage oral (ou le flux des pensées) dans ce poème 39 qui laisse les vers se succéder, sans les ponctuer.
Du café et des jeux
Au passage, on notera dans ce poème (et dans d’autres du recueil) quelques probables allusions autobiographiques d’un sujet lyrique qui, comme dans une sorte de confession, invite le lecteur à partager quelques «grains» de son existence. Parfois dédicacés à des personnalités connues telles que Laurent Cennamo, écrivain romand. Parfois dédicacés à des personnes plus proches de l’auteur telles que «Camille S.», ou encore «A toi enfin». Des souvenirs, des impressions, des moments chers à son cœur. Pour exprimer tout cela, le poète mêle différentes typographies dans certains poèmes, ou joue sur les sonorités. D’ailleurs, chose remarquable, le poème numéro 36 s’avère un magnifique calligramme, dont le sujet est le trou noir. Merveilleux exercice de lecture circulaire qui nous fait réaliser la puissance des mots et de leur signification. Un petit coup de cœur (personnel) pour le poème numéro 20 qui, avec ses airs d’aphorisme, donne à sourire et relève bien des vérités:
«Du premier café
Malgré des milliers d’autres
Reste un goût amer»
Sucres se lit, en compagnie d’un bon café, tranquillement. On picore par-ci, par-là, un poème, deux, trois, dix,… et on médite, entre chaque granule, sur ce qui nous est donné à voir, à sentir, à goûter. A notre goût, les poèmes plus longs s’avèrent moins percutants que les poèmes plus courts. Le charme du recueil relève dans la manière très ludique que possède l’auteur de briser la syntaxe pour créer des effets, ou de jouer sur toute la richesse thématique du mot «grain» pour créer un univers vivant et plaisant. Un peu à la manière d’un enfant ou d’un adulte contemplant une tasse de café avec plaisir.
Constellation sucrée
Des poèmes curieux, il y en a quelques-uns dans ce recueil. Mais l’un des plus intrigants s’avère le numéro 33. Pourquoi? Une référence inattendue jusqu’alors fait son entrée sur la scène poético-gustative:
«J’ai cherché au télescope dans tant de livres
Des constellations, des cosmos pour les comprendre:
Nos mécanismes, nos désastres. A l’été
2010 – enfin –, sous la pluie des Perséides,
Je découvris Mars de Fritz Zorn.»
Deux isotopies se voient, en quelques lignes, mêlées: le monde astral et le monde des livres. Tout cela, cristallisé à la fin de ce poème, par la figure de Fritz Zorn. «Je découvris Mars de Fritz Zorn.» Tiens, tiens, tiens, Fritz Zorn. Pseudonyme utilisé par Fritz Angst, écrivain suisse alémanique, à qui l’on doit l’écriture de Mars, un livre autobiographique au sein duquel l’auteur dénonce son éducation bourgeoise et considère que son cancer est lié à cette mauvaise éducation. Révélation des astres pour le poète? Peut-être bien.
En tout cas, avec ce poème numéro 33, l’auteur réconcilie, en un seul vers «Je découvris Mars de Fritz Zorn», l’enfer et les cieux. Les images déployées par le texte sont puissantes; elles résonnent en chacun pour donner vie à un imaginaire enfoui. Le pouvoir de la littérature est tel qu’il peut concilier les deux opposés: le télescope et les livres. Les cosmos et les désastres. L’été et la pluie. Les Perséides et Mars. Du sucre et de la poésie, voilà la constellation de Matthieu Corpataux.
[1] Textures – Rencontres littéraires est le nouveau nom du Salon du livre romand de Fribourg qui se tiendra du 23 au 25 avril 2021 à Fribourg.
Crédit photo: © Ivan Garcia pour Le Regard Libre
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Matthieu Corpataux
Sucres
Editions de l’Aire
2020
56 pages