La beauté est-elle dans les choses ou dans notre esprit? D’après le philosophe britannique, aucune de ces options n’est satisfaisante. En pointant la nature paradoxale des jugements esthétiques, il tente de dépasser l’opposition entre objectivisme et subjectivisme.
L’objectivité des jugements de goût fait l’objet d’un problème classique de la philosophie. Lorsque je dis que tel tableau de Van Gogh est beau, mon jugement n’est-il qu’une affaire de préférence personnelle, ou est-il susceptible d’être objectivement vrai, de la même façon qu’il est objectivement vrai que le mercure est un liquide plus dense que l’eau?
Pour les subjectivistes, nos jugements esthétiques ne sont rien d’autre que l’expression de préférences individuelles, expliquées, selon les cas, par des causes sociologiques, psychologiques, ou encore évolutionnistes. Dans une telle perspective, les arguments et raisons que nous pouvons fournir pour soutenir nos jugements esthétiques sont de vaines rationalisations visant à enrober nos opinions d’un vernis d’universalité.
Pour les objectivistes, au contraire, la beauté est une qualité des objets eux-mêmes. Selon cette vision, certaines œuvres d’art peuvent être jugées supérieures à d’autres, non en raison de goûts personnels, mais en vertu de propriétés objectives. Les objectivistes défendent ainsi l’idée que l’appréciation esthétique peut être fondée sur des principes observables, ouvrant la voie à une discussion plus large sur les critères objectifs pour évaluer la beauté d’une œuvre.
Pour le philosophe Roger Scruton (1944-2020), qui a consacré une partie significative de son œuvre au domaine de l’esthétique, chacune de ces positions décrit une partie de la réalité, mais n’est pas satisfaisante. Le Britannique le montre au début de son essai Beauty en soulignant l’aspect paradoxal de nos jugements de goût. En matière esthétique, explique-t-il, nous reconnaissons volontiers l’autorité d’experts – les critiques artistiques – capables d’analyser les œuvres d’art, de les comparer entre elles, d’expliquer pourquoi telle œuvre est plus belle que telle autre. Pour autant, contrairement à nos jugements en matière scientifique, où des opinions de seconde main – c’est-à-dire émanant d’un expert qualifié – sont satisfaisantes, en matière esthétique, tout «jugement personnel requiert encore une expérience», écrit Scruton. Et le philosophe de poursuivre: «Ce n’est que lorsque j’ai entendu l’œuvre en question [dans le cas d’une œuvre musicale], au moment de la juger, que l’opinion que j’ai empruntée peut réellement devenir un jugement qui m’appartient.»
S’il y avait des opinions de seconde main sur la beauté, écrit l’auteur, il «pourrait y avoir des experts en matière de beauté qui n’ont jamais fait l’expérience des choses dont ils parlent, et des règles de production de la beauté qui pourraient être appliquées par quelqu’un qui n’a pas de goûts esthétiques», ce qui n’est pas le cas.
Tout jugement esthétique, d’après Scruton, a donc une nature paradoxale: «[Il] affirme quelque chose à propos de son objet, et il peut être appuyé par des raisons. Mais ces raisons ne contraignent pas le jugement, et peuvent être rejetées sans contradiction.» En d’autres termes, on peut donner des raisons objectives en faveur d’un jugement esthétique, mais ces raisons ne sont ni suffisantes ni nécessaires pour former un véritable jugement personnel, qui dépend ultimement d’une expérience, car on ne peut pas séparer la beauté de l’expérience de la beauté.
Pour sortir de l’impasse objectivité-subjectivité, Scruton propose de poser le débat en des termes différents. Inspiré par Kant, il cherche à dépasser cette alternative en défendant l’idée que si la beauté dit quelque chose des objets eux-mêmes, elle ne peut être comprise sans son rapport avec la nature humaine, d’où sa thèse principale: «La beauté est une valeur réelle et universelle, ancrée dans notre nature rationnelle, et le sens de la beauté joue un rôle indispensable dans le façonnement du monde humain.»
Ecrire à l’auteur: antoine.bernhard@leregardlibre.com
Vous venez de lire un compte rendu contenu dans notre dossier «Faire resurgir la beauté», publié dans notre édition papier (Le Regard Libre N°114).

Roger Scruton
Beauty
Oxford Press Libri
Mars 2011
208 pages