A l’occasion de la sortie de son livre Le déclin d’un monde, Jean-Baptiste Noé évoque avec nous la fin du rêve de l’Occident de façonner le monde à son image. Et il ose même s’en réjouir.
Jean-Baptiste Noé est un de ces intellectuels qui se donnent pour boussole de prendre le réel comme il est, pour mieux dénoncer ceux qui le fuient. Docteur en histoire économique, professeur de géopolitique et rédacteur en chef de la revue française Conflits, il est également spécialiste de la géopolitique du Vatican. Il analyse dans son nouveau livre – étoffé par le travail de l’équipe de Conflits – l’effritement d’un ordre mondial qui aurait longtemps été bercé par une illusion universaliste. La guerre en Ukraine, la contestation généralisée des institutions internationales et les échecs des interventions occidentales à l’étranger révéleraient l’obsolescence de cet ordre mondial. L’heure est à la lucidité.
Le Regard Libre: Votre nouveau livre s’intitule «Le déclin d’un monde». A quel monde faites-vous référence?
Jean-Baptiste Noé: Il s’agit du monde occidental, et plus précisément de son universalisme. Les Européens ont longtemps cru, du XIXe siècle jusqu’aux dernières décennies, qu’ils allaient exporter leur culture, leurs valeurs et leur mode de pensée à travers le monde. Or, on se rend compte que beaucoup de populations non occidentales ne veulent pas s’occidentaliser et préfèrent conserver leur particularisme, leur histoire, leur culture. Comme l’affirme ce titre plutôt négatif, cet universalisme est en déclin. Je pense cependant qu’il faut s’en réjouir, car il a conduit à des ingérences et à des guerres.
Comment se manifestait cette forme d’universalisme?
Il se manifestait concrètement à travers la colonisation, qui visait à transformer les populations africaines en peuples européens. A titre d’exemple, dans les années 1980-90, les Etats européens conditionnaient l’aide au développement donnée aux Etats africains au respect d’un agenda européen: mise en place de la démocratie, acceptation des normes de l’ONU, etc. Par ailleurs, la guerre en Irak lancée en 2003 est également un symbole de cette volonté d’exporter la démocratie.
A la différence près que la décision américaine d’envahir l’Irak a fait l’objet d’une fronde.
Oui, cela a été le seul moment de révolte au sein du camp occidental. Cette fronde a cependant été vaine, car la guerre a bien eu lieu malgré l’opposition des Français et du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il y a ensuite eu l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Libye en 2011, et le lancement de l’opération Barkhane au Mali en 2014, qui vient de s’achever sur un cinglant échec. Le terrorisme est toujours présent et la région est plus instable que jamais. Nous nous rendons compte d’une part que les interventions militaires ne fonctionnent pas, et d’autre part que l’imposition de notre modèle aux autres est vouée à l’échec.
Quand ce «monde universaliste» a-t-il émergé?
Je ferais remonter son émergence moderne au milieu du XIXe siècle, avec la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. La création des institutions internationales, comme l’ONU et le Fonds monétaire international (FMI), s’inscrit dans cette ligne, car celles-ci sont modelées sur la philosophie et le droit occidentaux. L’idée en est peut-être généreuse, mais l’ordre mondial voulu n’en reste pas moins occidental. Cela pouvait fonctionner quand l’Occident avait les moyens militaires, politiques, économiques d’imposer cet ordre. Il ne les a plus aujourd’hui, notamment depuis la fin de la colonisation.
Quels sont les signes de ce déclin?
Cet échec de l’universalisme se traduit aujourd’hui par une remise en cause de l’ONU, dont la structure repose sur les vainqueurs de 1945. Etant donné que notre ordre du monde dépend d’un événement qui date de 80 ans, il n’est pas étonnant qu’il soit remis en cause. L’Union africaine revendique un siège permanent au Conseil de sécurité; Pékin rejette le droit international qui est purement occidental; l’ambassadeur de Jordanie auprès de l’UNESCO considère que le Coran est plus important que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Les exemples ne manquent pas. Ce déclin se manifeste également par le rejet de la présence européenne: le Mali nous a chassés d’Afrique, les militaires français sont mal vus au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire…
Pourquoi a-t-on tant parlé de la théorie de la «fin de l’histoire» de Fukuyama, qui décrivait l’avènement de la démocratie libérale et la fin des conflits dans le monde?
C’était le rêve jusqu’au début des années 2000. La Fin de l’histoire et le Dernier Homme fait partie de ces livres aux titres marquants, qui servent de référentiels dont on parle sans forcément les avoir lus. Il y a eu une période pendant laquelle on a cru à cette thèse, qui a duré une petite dizaine d’années, où il ne s’est pas passé grand-chose. Cela nous a fait croire que nous étions dans un nouveau monde, alors que ça n’était qu’une parenthèse.
La démocratie libérale a donc été coupable d’hubris…
Oui, de naïveté et d’hubris. Coupable d’hubris parce qu’on a voulu l’exporter sans voir qu’elle a toujours besoin d’un terreau culturel et spirituel. Typiquement, elle ne peut pas s’épanouir dans des cultures qui sont marquées par de fortes inégalités entre hommes et femmes ou par d’importants clivages ethniques. Cette négation de l’importance de la culture dans la création de la démocratie et ce refus de voir la spécificité de l’Europe à ce sujet trahissent ce mélange de démesure et de naïveté. C’est précisément cette naïveté qui nous fait tomber dans l’hubris et dans la volonté de puissance. Thucydide l’expliquait déjà: les idéalistes sont ceux qui font les guerres. Les réalistes, derrière leurs atours plus bellicistes, créent moins de guerres qu’eux.
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En somme, l’Occident a fait de sa démocratie une norme mondiale, presque un impératif moral. Quelle place la morale tient-elle en géopolitique?
C’est un vrai sujet. Quand la Chine intervient en Afrique, elle ne le fait pas au nom de la morale, mais au nom de ses intérêts. L’Occident le fait au nom de la morale et n’ose pas dévoiler sa volonté de puissance. On n’ose même pas dire que l’on veut contrôler nos apports énergétiques, alors même que cela ne serait pas immoral. On veut faire croire à la pratique d’une sorte d’altruisme général, à une philanthropie mondiale. Or, il est évident que cela n’est pas vrai : on intervient en Irak, mais pas au Yémen, on soutient l’Ukraine, mais pas le Venezuela. Le choix des pays que l’on aide répond d’abord à une logique politique, non altruiste.
Le regain de «réalisme» dans la géopolitique mondiale sonne-t-il le déclin du multilatéralisme?
Le multilatéralisme ne peut exister qu’avec un référentiel philosophique commun. Il marchait en 1945 avec 60 Etats dans le monde, issus de la même matrice religieuse et civilisationnelle. Aujourd’hui, il y a 300 Etats dans le monde; certains préfèrent le Coran et d’autres la Déclaration des droits de l’homme. Le multilatéralisme est dès lors impossible. Comment peut-on instaurer un droit commun si l’on n’a pas les mêmes références intellectuelles? Avant d’être un ensemble de textes, le droit est une philosophie, et une anthropologie. Il s’agit d’une vision de l’homme et de sa place dans le monde. A une vision différente correspondent des droits différents.
Ce référentiel intellectuel commun est-il cependant nécessaire dans le cadre du multilatéralisme lié aux questions écologiques? L’urgence climatique est d’ordre très concret.
La COP est une fumisterie: on en organise tous les deux ans et on y promet à chaque fois que tout va changer, alors que rien ne change. D’ailleurs, les grands Etats ne la signent pas. Le multilatéralisme «écologique» est utile à deux titres. D’une part, il permet aux pays africains de demander des aides financières pour compenser la pollution occidentale. D’autre part, il fait plaisir aux Européens qui ont l’impression de peser sur l’ordre mondial en organisant leurs grandes messes qui servent à faire vivre des fonctionnaires et des administrations internationales.
Vous suggérez également que la pacification internationale repose plus sur l’économie que sur les institutions internationales dédiées à la paix dans le monde.
L’économie a une fonction pacificatrice. Cela renvoie à un débat datant du XVIIIe siècle. Les guerres nous montrent que notre système ne fonctionne pas parfaitement, mais, malgré tout, on observe un lien entre l’intensité des relations économiques et l’absence de guerre. Les relations économiques entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe sont telles que tous ces acteurs auraient énormément à perdre d’une guerre frontale. Les pays où les guerres sont rudes sont les pays peu insérés dans l’espace économique mondial: on peut penser au Soudan, au Yémen ou encore à la Syrie. Ces guerres ne «gênent» personne, du point de vue économique. Une guerre à Taïwan, au contraire, gênerait tout le monde. Pour le moment, elle n’a donc pas éclaté, même si la Chine a très envie de l’envahir.
La Chine fait peur au monde occidental…
Oui, à juste titre. Elle est une concurrente pour le monde occidental. Elle change les choses dans la région. Elle ne fait même plus figure de «puissance qui monte»; elle est maintenant une puissance «installée» et pèse énormément. Cette peur est aussi civilisationnelle, dans la mesure où les Occidentaux ont du mal à comprendre et à circonscrire la Chine. Elle a réinjecté de l’idéologie marxiste, notamment lors du dernier congrès du Parti. Nous ne sommes pas à l’aise avec son référentiel intellectuel, très différent du nôtre.
Plutôt que la Chine, Jacques Attali affirme que c’est le continent africain qui est le véritable enjeu des prochaines décennies pour la France, par son potentiel démographique et donc économique. Vous ne semblez pas partager son avis.
On parle du «potentiel africain» depuis deux siècles. Jules Ferry, fer de lance de l’idéal colonial français, pensait déjà en 1880 que la colonisation permettrait de développer l’industrie française. Cela n’a pas eu lieu. Aujourd’hui, la France commerce plus avec la Belgique qu’avec l’ensemble des pays africains. Les régions d’avenir me semblent être notamment l’Asie centrale, l’Amérique latine, et les Etats-Unis, qui restent la première puissance mondiale. Cette focalisation sur l’Afrique fait partie de ces relents du tropisme colonialiste en France, qui prône l’intervention. Soit par intérêt, soit par fourvoiement sur l’état réel du monde.
Quitter l’Afrique porterait un grand coup à la francophonie et donc au soft power français.
Je suis très critique et réservé à l’égard de la francophonie. Elle a selon moi deux fonctions: maintenir une illusion coloniale et faire vivre une administration qui dépend d’elle. La francophonie est utile géopolitiquement quand elle s’adresse à des élites francophones, mais pas à une masse de population peu éduquée et pauvre. Ce qui serait utile en matière de francophonie serait de développer de véritables lycées français à l’étranger dans des pays clés, dotés des meilleurs professeurs et de programmes exigeants, afin de former l’élite de ces pays. De plus, le français est en net recul en Afrique par rapport aux dialectes locaux.
Pourquoi la France devrait-elle pivoter de l’Afrique vers la zone «indo-pacifique»?
Parce qu’elle y est présente avec son territoire, son armée et sa population. Elle possède des territoires du canal du Mozambique jusqu’en Polynésie. Cette zone est primordiale, car l’essentiel du commerce mondial transite entre le canal de Suez et le détroit de Malacca. De plus, elle rassemble presque la moitié de la population mondiale avec seulement la Chine et l’Inde. L’Occident y est aussi présent grâce à l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les acteurs de cette zone sont importants et sa population est jeune, travailleuse, bien formée, et veut être puissante. A ce titre, l’exemple du Viêtnam est parlant: dans les années 1980, personne ne misait sur ce pays ravagé par les guerres, mais il a su se relever et il est aujourd’hui en pleine expansion.
Vous dressez un tableau contrasté, voire pessimiste, de la puissance française. La France tient-elle toujours un rôle majeur dans la géopolitique mondiale?
La présence mondiale de la France dépend surtout de ses expatriés, entrepreneurs et intellectuels. Un professeur qui voyage à l’étranger dans le cadre de ses fonctions est un véritable ambassadeur français et contribue au rayonnement de la France à l’échelle mondiale. Ce sont ces acteurs qui ont le rôle premier, alors que les diplomates et membres des administrations centrales ne comprennent plus le monde dans lequel ils vivent. Ces derniers manifestent cruellement la perte d’influence de notre pays sur le plan international.
Les acteurs privés seraient donc des atouts de puissance.
En effet, et cela est vrai à deux niveaux. Sur le plan national, une école privée fonctionne mieux et coûte moins cher qu’une école publique. Or, la question scolaire est première car l’analphabétisme est un vrai problème. Un pays ne peut être puissant s’il ne forme pas bien ses citoyens. A l’échelle mondiale, un expatrié français qui crée une entreprise, un artiste ou un écrivain ont un poids plus important que celui du Quai d’Orsay.
Vous voyez l’administration française comme un frein au rayonnement français.
Tout à fait. La France dégringole dans tous les classements internationaux (scolaire, industriel…). La puissance française est bridée par son administration, qui défend son pré carré et émet ses normes. En réalité, la puissance française vient des grandes entreprises comme Michelin ou Total, et des PME innovantes, qui créent de la richesse et témoignent de notre savoir-faire. Un clivage se creuse entre la source effective de la puissance française et ceux qui la freinent. L’avenir nous dira d’ailleurs si la réforme de la diplomatie voulue par Emmanuel Macron sera bénéfique.
Une autre bride de la puissance française est son voisin allemand, dites-vous. Vous ne mâchez pas vos mots à ce sujet.
La France s’est fait plomber par l’Allemagne, qui a défendu ses intérêts. Elle a sabordé le nucléaire français et n’a pas joué le jeu quant à l’industrie d’armement. L’Allemagne contrôle aujourd’hui les principaux postes de l’Union européenne (UE). Tout cela s’est produit au détriment de la France, et on s’en rend compte trop tard. Fermer notre parc nucléaire pour installer des éoliennes allemandes et importer du gaz russe a miné notre indépendance.
Quelles leçons l’UE doit-elle tirer de la guerre en Ukraine?
La première leçon est que la guerre a été déclenchée en partie parce que l’UE n’a pas su faire appliquer les accords de Minsk. Cela montre que quand on ne traite pas efficacement un problème, il s’infecte et débouche sur une guerre beaucoup plus lourde. La deuxième leçon est que lorsqu’une guerre survient, ce sont les nations qui restent aux commandes et négocient les accords de paix, et non les systèmes internationaux.
La tendance a longtemps été de naïvement considérer que la guerre était impossible. Le contexte actuel (Ukraine, Taïwan) opère un renversement et propage maintenant la crainte que le monde va exploser. Quel équilibre trouver entre la naïveté et la psychose?
La psychose est souvent le fruit de la naïveté. Comme nous avons été naïfs de croire que la guerre avait disparu pour de bon, le retour de la guerre nous fait désormais entrer dans un état psychotique. Le bon positionnement est de voir que la guerre est malheureusement une réalité et que les armées sont ainsi nécessaires non pour attaquer, mais pour se protéger. En d’autres termes, il s’agit de regarder le monde tel qu’il est.
Ecrire à l’auteur: matthieu.levivier@leregardlibre.com
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Jean-Baptiste Noé
Le déclin d’un monde: géopolitique des affrontements et des rivalités en 2023
L’Artilleur
2022
288 pages