Les conclusions électorales de 2024, marquées par l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, reposent encore largement sur les catégories «identitaires». Cette approche, loin d’être anodine, influence la perception de la société et réduit la diversité d’opinions.
«Les Blancs ont voté Trump. Les femmes ont voté contre lui». A la suite de l’élection de Donald Trump la semaine dernière, après un premier mandat de 2017 à 2021, les commentateurs politiques ont à nouveau été nombreux à diviser les électeurs selon leur sexe ou leur origine ethnique.
Pourtant, si l’on cherche à comprendre les motivations d’un électeur, il existe bien d’autres catégories possibles: niveau de revenus, profession, région, centres d’intérêt, habitudes de consommation, état civil, et surtout, convictions politiques. Alors pourquoi s’attache-t-on autant à l’origine ethnique et au sexe? Dissection des trois hypothèses les plus avancées.
1. Ces données seraient les plus faciles à collecter
Peut-être que le sexe et l’ethnie sont simplement des données largement disponibles. Historiquement, les recensements ont privilégié ces catégories en raison de leur accessibilité et de leur clarté statistique. Elles sont faciles à mesurer, ce qui en fait des points de repère simples dans la recherche et l’analyse sociale. Mais sont-elles pour autant faciles à interpréter? Si cette catégorisation existe par habitude ou commodité, elle pourrait bien nous donner une vision biaisée des choix électoraux.
En effet, cette vision se résume souvent à des raccourcis trompeurs: quand on dit «les Blancs ont voté Trump», cela suppose que la couleur de peau est un facteur déterminant du vote. En réalité, ces choix sont influencés par des éléments complexes qui ne se réduisent pas à l’appartenance ethnique ou sexuelle. On finit donc par projeter sur des groupes des comportements qui pourraient résulter de toute autre chose que leur couleur de peau ou leur genre.
2. Ces catégories auraient un pouvoir prédictif élevé
Il semblerait que le sexe et l’ethnie soient des indicateurs ayant un fort pouvoir de prédiction. En d’autres termes, en observant ces catégories, on pourrait deviner avec une certaine précision les tendances électorales. Pour les sondeurs, utiliser ces critères revient alors à tirer parti de données qui, d’une élection à l’autre, ont montré une régularité statistique.
Mais corrélation ne signifie pas causalité. Si une majorité de Blancs vote pour Trump, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils le font parce qu’ils sont blancs. Là encore, cette corrélation peut être le fruit de nombreux autres facteurs communs au sein d’un même groupe. Par exemple, lors de l’élection présidentielle de 2020, 65% des électeurs blancs vivant en milieu rural ont voté pour Trump, tandis que 52% des Blancs vivant en milieu urbain ont soutenu Biden. De même, en 2020, 60% des femmes blanches âgées de 18 à 29 ans ont voté pour Biden, contre 55% des femmes blanches de 50 à 64 ans qui ont soutenu Trump.
La façon dont on décide de catégoriser les électeurs semble davantage révéler la manière dont la société pense la politique et les groupes sociaux, que les motivations réelles des électeurs. En choisissant de segmenter les électeurs selon ces catégories, on néglige la singularité et la complexité de chaque individu. Et surtout, on projette une lecture de l’électorat qui pourrait influencer à son tour les perceptions et les comportements de ces groupes.
3. Ces catégories refléteraient les inégalités sociales
Un autre argument est que le sexe et l’ethnie refléteraient le mieux les discriminations injustes basées sur ces critères. Cette approche pourrait, en théorie, expliquer des tensions dans les choix électoraux, par exemple en montrant si certains groupes soutiennent davantage un candidat perçu comme raciste ou sexiste. Cependant, cette idée a ses limites.
D’abord, être blanc ou latino, homme ou femme, ne définit pas le positionnement politique: on peut être blanc et raciste ou non-raciste, femme et sexiste ou non-sexiste. Catégoriser les électeurs ainsi n’indique donc pas directement leurs valeurs. Par ailleurs, même en supposant que Trump soit raciste et sexiste – hypothèse en partie contestée par ses électeurs non-blancs et ses électrices –, les différences de vote entre les groupes ethniques et sexuels sont souvent faibles, et on ne peut pas exclure que ce soit d’autres facteurs, communs à ces groupes, qui expliquent ces écarts.
Réduire les choix électoraux à ces identités crée des raccourcis dangereux. En posant que Trump est raciste et sexiste, et que les Blancs le soutiennent, on pourrait conclure que les Blancs sont racistes et sexistes. Ce schéma simpliste enferme les individus dans des cases et pourrait renforcer les divisions que l’on cherche précisément à combattre.
L’effet auto-réalisateur des politiques identitaires
En insistant sur le sexe et l’ethnie dans l’analyse électorale, on contribue à renforcer l’idée d’une société divisée en groupes distincts, qui se reconnaissent davantage dans leur appartenance ethnique ou sexuelle que dans leurs convictions personnelles. Cet effet auto-réalisateur des «politiques identitaires» a des conséquences: en divisant les électeurs de cette manière, on les pousse à s’identifier à ces catégories, et les candidats politiques orientent à leur tour leurs discours en fonction de ces segments.
Cette réduction des électeurs à une série de groupes identitaires nuit au débat public. Si chaque groupe est réduit à des caractéristiques visibles comme l’ethnie ou le sexe, la diversité des parcours individuels s’efface, et le dialogue démocratique tend à se transformer en un affrontement entre groupes identitaires. Cette dynamique renforce les clivages au sein de la société et empêche une lecture plus nuancée et plus universelle des choix politiques.
En se concentrant sur des critères identitaires, les analyses politiques s’éloignent d’une vision universaliste où chacun, indépendamment de son origine ou de son sexe, participe à la société en tant qu’individu libre. Au lieu de chercher à comprendre les électeurs en tant que citoyens, on les réduit à des catégories prédéfinies. Obsédés par le combat contre le racisme et le sexisme, on finit paradoxalement par les renforcer.
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