Ce dimanche 9 février, une nouvelle votation était enterrée, non par le Röstigraben qui se trouve d’ailleurs être une notion de moins en moins pertinente pour l’analyse de la politique suisse, mais par une fracture entre les zones urbaines et les zones rurales. L’initiative populaire «Davantage de logements abordables» est acceptée dans tous les cantons de Suisse romande ainsi que dans celui de Bâle-Ville; ailleurs, seules les villes alémaniques acceptent le texte. Le propos n’est pas ici d’analyser une énième fois ce nouveau fossé politique suisse, mais de proposer quelques réflexions sur les formes que pourraient prendre les futures relations entre urbanité et campagne.
Depuis 2015, la moitié de la population mondiale vit dans des villes. Et selon le Département des affaires économiques et sociales de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), près de 70% de l’humanité résidera dans des zones urbaines d’ici 2050. Cet état de fait et les projections des instances onusiennes dessinent un avenir dans lequel une nouvelle minorité essayera de porter sa voix: les campagnards, les périphériques. En Suisse, les régions zurichoise, lémanique, bâloise et, dans une certaine mesure, bernoise et tessinoise, avancent dans ce nouveau millénaire avec tous les voyants au vert: la population croît, les services se diversifient, les réseaux de transports sont complétés et améliorés.
En marge de ces centres, les vallées alpines et jurassiennes sont de plus en plus marginalisées; les financements fédéraux pour les infrastructures de base sont distribués parcimonieusement comme si l’on redoutait de trop donner. Pour ne rester qu’en Suisse occidentale, il suffit de rappeler que l’autoroute dans le Haut-Valais n’est toujours par achevée et qu’une ville comme Bienne – plus de 50’000 habitants – ne possède toujours pas de contournement complet; l’A5 au pied du Jura est en effet incomplète entre Bienne et la Neuveville et l’A16 dite «transjurane», bien qu’enfin achevée, sert principalement de semi-autoroute entre Bienne et Delémont. Je ne parlerai même pas des liaisons ferroviaires – La Chaux-de-Fonds (35’000 habitants), pour l’exemple, est toujours exclue du réseau principal des CFF.
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Certes, ces lenteurs sont souvent le fait de longues procédures de consultation et de recherche de financements. Il n’en demeure pas moins qu’au final, les grands projets des zones urbaines précédemment citées sont achevés, voire se situent dans une nouvelle phase de développement. Il naît alors pour les habitants des régions périphériques le sentiment d’avoir été dupés. Et ainsi, ces mêmes populations, tout en comprenant et embrassant les idéaux du XXIe siècle, se retrouvent souvent à devoir se battre contre des initiatives, des projets législatifs qui, s’appliquant à toute la Suisse et trop généraux, menacent leurs finances ou ne sont tout simplement pas adaptés à leurs régions.
De cette situation, un constat s’impose: des villes qui ont les moyens et la volonté d’entrer à pleine vitesse dans un avenir écologique et interconnecté, et qui font face à des problèmes de logement, de densification du tissu urbain et de congestion des transports, sont freinées par des arrière-pays qui ne peuvent et veulent pas suivre la marche du pays si c’est pour galoper gauchement derrière. Ces mêmes pays ruraux sont condamnés à ne devenir petit à petit que des minorités et craignent le jour où ils auront pour seul «choix» de se plier aux décisions des villes. Comment alors pourrait-on contenter ces deux régions aux démographies opposées ? Comment permettre à chacune d’avancer au rythme qui convient à sa géographie, à son économie? Comment éviter que le sentiment naissant des périphéries d’être abandonnées par les élites urbaines ne vienne empoisonner la politique fédérale?
Unique en Suisse, le canton de Berne a octroyé un statut particulier à une de ses régions administratives: le Jura bernois. Celui-ci possède un conseil régional élu par les habitants de la région et qui a des compétences décisionnelles sur les subventions à la culture et des compétences dans la coordination scolaire romande, interjurassienne et transfrontalière. Homme de paille pour les séparatistes, preuve de la bonne volonté bernoise pour les autres, un projet visant à renforcer les pouvoirs de cet organe régional a actuellement été mis en consultation par le gouvernement cantonal. Cette région dispose aussi d’un système de représentation qui lui permet de porter sa voix au Grand conseil et au conseil d’Etat bernois. Cette tentative originale de délégation de compétences d’un canton vers un organe intermédiaire supra-communal est une expérience constante d’équilibre entre les besoins et les revendications d’une minorité et les compétences normalement cantonales.
Une des pistes pour concilier ville et campagne serait peut-être de concevoir les deux entités comme des régions à statut particulier sur le modèle d’une délégation de certaines compétences utiles au développement des régions en question par le canton. Dans un modèle villes particulières, des régions urbaines pourraient voir le jour et piloter des projets urbains à une échelle supra-communale. Par exemple, la volonté de diminuer l’emprise des automobiles en ville: cette entité urbaine supra-communale pourrait prendre la question au sérieux, libre de travailler sur un territoire plus cohérent que ceux des communes et n’impliquant pas le reste du canton au risque de mécontenter les périphéries. Au contraire, dans un modèle campagnes particulières, des régions rurales pourraient trouver dans un statut particulier la possibilité d’être toujours représentées dans les instances cantonales.
Bien sûr, ce ne sont là que des conjectures. Il est difficile d’imaginer toucher aux compétences cantonales. Le statut particulier du Jura bernois est d’ailleurs remis en cause par certains Bernois qui y voient un système injuste de sur-représentation d’une région dans les instances cantonales – un conseiller d’Etat sur sept est obligatoirement issu de la minorité jurassienne bernoise. De plus, à chaque compétence donnée à une région au statut particulier se posera la question des autres régions elles aussi mal représentées. Subsiste également toujours l’éternelle question du financement: il est vain d’espérer qu’un canton soit prêt à redistribuer une partie de ses recettes à une entité inférieure comme une région urbaine. Et celle-ci, sans argenterie, ne serait qu’un homme de paille.