Vous êtes sur smartphone ?

Téléchargez l'application Le Regard Libre depuis le PlayStore ou l'AppStore et bénéficiez de notre application sur votre smartphone ou tablette.

Télécharger →
Non merci
Accueil » Ultramasculinisme: le retour du refoulé
Société

Analyse

Ultramasculinisme: le retour du refoulé7 minutes de lecture

par Yan Greppin
0 commentaire
ultramasculinisme

Depuis 1970, un masculinisme modéré s’efforçait de comprendre et soigner les blessures de la condition masculine. Aujourd’hui, un ultramasculinisme déchaîné et misogyne l’a supplanté. Retour sur le grand basculement des dernières années.

A première vue, rien ne distingue un masculiniste d’un ultramasculiniste, sinon le préfixe ultra. De loin, Jordan Peterson, Warren Farrell, Andrew Tate ou Alex Hitchens semblent taillés dans le même bois, dénonçant la figure du mâle méprisé et dépossédé de son identité par le néoféminisme. Pourtant, les diagnostics, méthodes, publics et visées politiques de ces deux courants divergent radicalement. Deux approches irréconciliables, deux manières d’habiter le masculin. L’unité n’est que de façade.

Le masculinisme modéré face au néoféminisme

Né aux Etats-Unis dans les années 1970, le masculinisme égalitariste milite pour une stricte égalité entre les sexes, tout en reconnaissant les vulnérabilités propres à chacun. Warren Farrell, ancien membre du conseil d’administration de l’association féministe NOW, incarne ce courant progressiste. Après avoir adhéré aux deux premières vagues du féminisme, le sociologue américain appelle à une troisième étape : intégrer les souffrances masculines au combat pour l’égalité.

Les hommes sont en effet considérés comme le «disposable sex», le sexe sacrifiable, en temps de guerre comme en temps de paix: dans la construction et les travaux harassants. De plus, depuis l’an 2000, aux Etats-Unis, comme en Europe, les garçons représentent environ 85% des jeunes détenus, entre 70 et 80% des exclusions scolaires et constituent la majorité (autour des deux tiers) des élèves en décrochage scolaire. Ils traversent une crise plurielle – scolaire, paternelle, psychologique et professionnelle – souvent ignorée.

Farrell pointe du doigt ces discriminations. Selon lui, les garçons requièrent une attention particulière, un cadre institutionnel adapté et surtout la présence de leur père. Son masculinisme de gauche vise à rééquilibrer l’égalité hommes et femmes.

A lire aussi | L’abandon des garçons

Les années 1990 voient émerger un masculinisme complémentariste et conservateur, incarné par Jordan Peterson. Le psychologue canadien mentionne notamment la crise de sens qui frappe de nombreux hommes. Dans 12 règles pour vivre, Peterson invite chacun à «mettre de l’ordre dans sa chambre avant de vouloir changer le monde», prônant responsabilité et discipline. Son approche est introspective: se redresser, s’enrichir par la lecture, affronter son chaos intérieur et tenir parole; bref, prendre sa vie en main.

Bien que critique à l’égard du néoféminisme, Peterson ne remet jamais en cause l’égalité des droits ni les avancées féministes. Reconnaissant les différences biologiques entre – Suite p. 14 les sexes, il valorise la complémentarité sur fond d’égalité. En 2018, il prévient cependant: «Si les hommes sont poussés trop loin à devoir se féminiser, ils développeront une idéologie politique dure et fasciste.»

Accusés à tort d’être «réacs» ou «fachos», Warren Farrell et Jordan Peterson défendent, en précurseurs, une vision positive de la masculinité.

Cassie Jaye et son documentaire-choc sur les MRA

En 2016, la jeune réalisatrice féministe Cassie Jaye réalise son documentaire The Red Pill, infiltrant les réseaux des MRA («men’s rights activists») afin de dénoncer leur supposée toxicité. Au fil d’une quarantaine de témoignages recueillis aux Etats-Unis, elle découvre une réalité à l’opposé de ses préjugés féministes. Elle s’attendait à des hommes revanchards et fielleux, elle rencontre des hommes blessés par des injustices familiales (divorces, droits de garde) en quête de reconnaissance. Aucun ne rejette les acquis féministes; tous réclament simplement une reconnaissance de certaines difficultés et injustices vécues par les hommes.

Dans sa conférence TED «Meeting the Enemy», Cassie Jaye reconnaît s’être trompée et mesure à quel point le néoféminisme dénigre les hommes et travestit la réalité. Cette sincérité lui coûte cher: bannie des cercles féministes, elle voit ses conférences annulées, notamment en Australie, et devient la bête noire du néoféminisme anglo-saxon. Sans même avoir vu le film, ses nombreux détracteurs véhiculent caricatures outrancières et slogans mensongers. Cancelled !

Un nouveau monstre: l’ultramasculinisme agressif et décomplexé

Durant plusieurs décennies, des hommes et des femmes lucides ont tendu la main au néoféminisme, dans un geste de dialogue et de réconciliation. Pourtant, celui-ci les a vivement écartés, allant jusqu’à leur cracher au visage. Aujourd’hui, le vent a brusquement tourné, et les agneaux ont laissé place aux loups. Sur les réseaux sociaux, une nouvelle génération d’influenceurs émerge, porteurs d’un discours masculiniste autrement plus radical et belliqueux.

C’est le grand désenchantement dans les milieux néoféministes qui croyaient remporter la bataille contre la manosphère. L’heure n’est plus aux nuances, ni aux mains tendues, mais à l’affirmation brutale d’une virilité conquérante et ouvertement misogyne. Deux figures incarnent cette rupture majeure : Andrew Tate outre-Atlantique, Alex Hitchens en France.

A rebours des masculinismes égalitaristes ou complémentaristes, les figures de proue de l’ultramasculinisme hurlent leur rage et brandissent la menace d’un vaste complot féministe – la «Matrice» selon Tate. Ils saturent les réseaux sociaux de discours vengeurs, de préceptes autoritaires et de provocations misogynes. Tate déclare: «Je suis absolument misogyne. Je suis un homme réaliste et, quand on est réaliste, on est sexiste.» Dans sa vision manichéenne, la femme doit servir l’homme, rester au foyer et renoncer à toute ambition personnelle. Les femmes qui font carrière? Une anomalie. Et les femmes en Afghanistan? Tate esquive: «Qui suis-je pour juger les Talibans?»

A lire aussi | Masculinisme et Cléopâtre: de la fiction, peu de vérité

Issus du sport de compétition, Tate et Hitchens transposent la loi du plus fort aux relations hommes-femmes. Le premier, qui purgeait un an de détention préventive pour trafic humain et viol, est un ancien champion du monde de kickboxing; le second, un ex-basketteur de haut niveau. Tous deux drainent des millions de followers, séduits par le culte de la puissance physique et de la réussite matérielle. Tate exhibe sans vergogne sa fortune, sa flotte de voitures de luxe et sa collection de femmes-objets, affichant son mépris pour la condition féminine. Hitchens monétise sa success-story en vendant à prix d’or ses recettes de séduction à de jeunes TikTokers perdus.

A leurs yeux, la supériorité physique masculine doit s’imposer partout : famille, sexualité, travail et politique. Leur credo tient en trois mots : force, luxe, soumission. Leur discours séduit surtout les adolescents de 12 à 18 ans. Ces deux gourous réussissent là où la société échoue : ils incitent les jeunes à se révolter contre une école accusée de les efféminer et de les affaiblir, et à se construire en marge de la légalité. C’est ainsi qu’il faut montrer sa force : en défiant toute autorité autre que soi-même. Les noms de Tate et Hitchens résonnent aujourd’hui dans les cours de récréation, narguant l’autorité scolaire et raillant les discours sur l’égalité.

Le retour du refoulé

Les causes de l’essor de l’ultramasculinisme sont complexes, mais une chose est probable : ce phénomène s’est nourri du traitement injuste, voire manichéen, de la question masculine par nos institutions largement acquises à la doxa néoféministe. A force de déconstruire sans relâche les stéréotypes de genre et d’accuser les hommes en bloc, nos institutions – l’école en tête – ont relégué les garçons au second plan. Leurs jeux, leurs ambitions et leurs élans ont été tour à tour stigmatisés, pathologisés, puis réprimés faute d’être canalisés. Humiliées, des cohortes de jeunes – célibataires involontaires en premier – cherchent à retrouver un semblant de dignité auprès de ces marchands de virilité aux muscles saillants. C’est l’hypothèse du retour du refoulé.

Dans le vide laissé par la disparition des archétypes masculins s’est engouffrée une virilité infiniment plus brutale et toxique. Exit l’autorité inspirante, place au despotisme agressif.

Farrell et les MRA portaient des revendications légitimes, ancrées dans une vision égalitaire. Peterson défendait, dans une veine stoïcienne, une quête intérieure sans verser dans la haine des femmes. Aujourd’hui, Tate et Hitchens dictent les nouvelles normes: «Les femmes ne devraient pas voter car elles ne se soucient pas de problématiques au-delà de ce qu’elles ressentent», «une femme, après 22 heures, qu’est-ce qu’elle fout dehors?» ou «si ta femme fait une bêtise, il faut la punir». Tate va jusqu’à affirmer: «Les femmes sont la propriété des hommes» et «je crois que la femme est donnée à l’homme dans le mariage». Désormais, il ne reste aux femmes qu’une alternative: soumission totale ou prostitution.

A lire aussi | Anouck Saugy: «Mon féminisme ne fait pas la grève»

Longtemps, de nombreux sociologues, sans jamais avoir rencontré un seul masculiniste en chair et en os, ont décrété que la crise de la masculinité était un mythe. Ils n’ont rien vu venir. Déconnectés du réel, ils ont caricaturé les MRA, Warren Farrell et Jordan Peterson en figures rétrogrades et misogynes. Seule Cassie Jaye, en véritable sociologue de terrain, a su discerner leur détresse et leur soif de justice.

A présent, le masculinisme radical déferle comme un tsunami. Les digues ont cédé, et tout est à reconstruire. Et pourtant, une masculinité positive existe. Les jeunes hommes méritent mieux que le nihilisme ambiant et le portrait dégradant faisant d’eux des êtres foncièrement toxiques. Ils ont un besoin crucial de modèles masculins inspirants et d’une parole nuancée et équilibrée pour retrouver confiance et dignité. C’est à cette condition que pourra renaître un profond respect envers les femmes.

Yan Greppin est enseignant de philosophie au Lycée Denis-de-Rougemont, à Neuchâtel.

Vous venez de lire un article en libre accès, tiré de notre édition papier (Le Regard Libre N°121). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus.

Vous aimerez aussi

Laisser un commentaire

Contact

Le Regard Libre
Case postale
2002 Neuchâtel 2

© 2025 – Tous droits réservés. Site internet développé par Novadev Sàrl