Les discussions entre Socrate et ses disciples ébranlent toutes nos convictions sur l’amitié – qui n’en étaient pas vraiment, faut-il le croire. Pour Platon, peu importe les différences entre les amitiés, les amours, les relations: toutes sont justifiées pour s’élever vers le premier ami, le Bien. Cyrille Bégorre-Bret écrit avec justesse qu’ «au fond, chez Platon, on n’est jamais ami que des Idées».
A la même période, Aristote (382-322 av. J.-C.) va réfuter Platon, se basant sur une amitié humaine qui va différer quant à sa valeur et ses ambitions.
Il y a deux types d’amitié selon lui: le premier, les amitiés imparfaites, recoupent la majorité; ce sont les amitiés utiles, plaisantes, authentiques et réciproques, dignes malgré le nom péjoratif qu’elles portent. Cependant, les amitiés parfaites ont ceci de supérieur qu’elles sont fondées sur la vertu: on n’est pas amis «parfaitement» par accident, mais grâce à sa personnalité et son aspiration au bien. On se ressemble au départ et l’on s’assemble encore plus avec le temps, jusqu’à en devenir inséparables. Les amitiés ont d’autre part une fonction morale: elles doivent aider l’homme à se perfectionner, rendre ses actes meilleurs, améliorer ses qualités, en étant à la fois une source de plaisir pour ceux qui la partagent.
Pour Aristote, un ami est une condition indispensable au bonheur: en nous rendant vertueux, il nous conduit directement à une vie heureuse, accomplie. Jamais la solitude ne rend un homme heureux, c’est au contraire grâce à son ami que l’on atteint enfin une plénitude dans la vie. Le dernier gros point soulevé par Aristote est l’égoïsme. Il n’a selon lui aucune importance dans l’amitié parfaite, au même titre que l’altruisme: une amitié est avant tout une affection pour l’autre, dans l’intérêt de l’autre.
Le paradoxe surgit lorsque l’on se demande la finalité de la relation: est-ce le bien de mon ami ou mon perfectionnement moral? Faut-il d’abord s’aimer soi-même et désirer son amélioration avant de connaître une amitié vertueuse et altruiste? A ce dilemme, Aristote distingue deux égoïsmes, celui de l’homme commun, où l’intérêt personnel et l’acquisition de biens primera, et celui de l’homme de bien, qui utilisera les qualités de son ami pour son perfectionnement mais qui lui en fournira en contrepartie. Cette dernière catégorie n’est finalement pas si grave, car elle vise le même but de vertu.
Le dernier philosophe antique à formuler une théorie à proprement dire sur l’amitié est Epicure (342-270 av. J.-C). Il donne peut-être une des plus délicieuses interprétations de l’ami, et influencera la majeure partie des penseurs après lui.
Le raisonnement est bien simple: le bonheur n’existe pas sans les plaisirs, les plaisirs non plus sans l’amitié. Cette philosophie peut se diviser en quatre «lois infaillibles»: il ne sert à rien de craindre les dieux, ils ne s’occupent pas des hommes; il faut dépasser la peur de la mort, elle ne fait que nous retenir dans la quête du bonheur; finalement, l’homme peut être heureux, tous les plaisirs sont à portée de main! Qu’importent les souffrances, nous pouvons les surpasser. Le but n’est pas de jouir du plus de plaisir possible – ce que beaucoup d’entre nous ont tendance à penser – mais au contraire d’être dans la mesure, d’éviter les peines.
La première souffrance est l’absence d’amitié: un ami, en plus de procurer naturellement du plaisir, sécurise et donne de l’assurance face aux autres troubles. Il est un bras sur lequel on peut s’appuyer. Il a aussi la qualité d’offrir ses bienfaits lentement; l’amitié n’est pas une jouissance éphémère, elle peut durer aussi longtemps que ses protagonistes. Pour Epicure, l’amitié relève d’une sorte de contrat: on devient amis car l’autre me procure sécurité, absence de trouble (ou ataraxie) et avant tout plaisir.
Or qu’en est-il de l’autre? N’est-il pas affreusement égoïste de ne considérer ses propres avantages seulement? Non, car selon Epicure, l’amitié grandira au point de devenir une vertu. Bien sûr, il est absurde de se désintéresser totalement de son ami, mais on risque tout autant de le perdre si l’on ne fait que le combler de faveurs et compliments altruistes à longueur de journée. Le but est de cheminer ensemble, de viser une amitié et donc un plaisir durable. Un ami est en résumé un homme qui recherche à la fois le bien de ses compagnons et le sien: il fait d’une pierre deux coups. L’utilité et la vertu sont réunies sous le même objet: le bonheur.
A travers le regard de Platon, d’Aristote et d’Epicure, nous avons vu que les questions a priori les plus simples sur l’amitié reflètent une complexité aussi grande que la difficulté à la définir. Qu’est-ce qu’un ami? Est-ce la norme, ou au contraire un cas particulier? Certains parlent d’un plaisir de l’existence, d’autres, auprès desquels j’avoue me ranger, s’accorde à dire que c’en est le sens.
«Sans amis, personne ne choisirait de vivre.» (Aristote)
A méditer.
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