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La Socìetas Raffaello Sanzio: le théâtre iconoclaste ou l’art de briser la représentation11 minutes de lecture

par Ivan Garcia
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Le Regard Libre N° 54 – Ivan Garcia

Série «Les aventures de la scène», épisode #1

De la tragédie antique à la déclamation en alexandrin, caractéristique du théâtre classique, en passant par le théâtre de texte du XIXe siècle jusqu’à l’avènement de la mise en scène et de la performance contemporaines, le genre dramatique a connu bien des (contre-)révolutions et des évolutions. A chaque épisode, le feuilleton «Les aventures de la scène» propose de placer la focale sur une compagnie ou un artiste, qu’il soit dramaturge, scénariste, metteur en scène, danseur ou autres, ou encore des théoriciens de l’art du spectacle qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, contribué à façonner le théâtre tel qu’on le conçoit aujourd’hui en tant que manière spécifique que possèdent les hommes de raconter des histoires.

C’est au sein de la ville de Cesena, en Emilie-Romagne italienne, que débute ce premier épisode de notre feuilleton consacré aux aventures de la scène. Plus précisément, au Teatro Comandini, haut-lieu de l’expérimentation dramatique contemporaine, et qui sert de quartier général à une mystérieuse compagnie théâtrale: la Socìetas Raffello Sanzio. Fondée en 1981 par Romeo et Claudia Castellucci, ainsi que Clara Guichi (compagne de Romeo Castellucci), la Socìetas exerce son art, hautement politique et culturel, en mêlant toutes les disciplines: théologie, histoire de l’art, philosophie, théâtre, biologie, et bien d’autres encore. Au cœur de cette praxis du théâtre réside une seule volonté: renouer avec l’essence de la tragédie.

L’histoire d’une compagnie expérimentale

Fondée officiellement en 1981, à Cesena, mais ayant officieusement pris corps bien avant, la compagnie théâtrale des Castellucci porte le nom du peintre italien Raphaël (en version italienne Raffaello Sanzio). En 2007, à l’occasion du Festival d’Avignon et de la présentation de Hey girl – une nouvelle mise en scène –, Jean-François Perrier interroge Romeo Castellucci à propos de cette référence au peintre de la Renaissance italienne. Selon Romeo Castellucci, cette référence à Raphaël vise à exprimer l’ambivalence propre au travail de la Socìetas, entre volonté de représentation et présence du vide: «[…] Raphaël était tourmenté dans ses tableaux par la perfection de la forme, des lumières, des volumes, des équilibres et en même temps, il avait le sentiment du doute et la perception de l’abîme. Cette ambivalence explique que nous l’ayons choisi comme figure tutélaire de notre travail.»

Lorsque nous nous penchons sur la Socìetas et, à plus forte raison, sur son noyau dur composé des trois membres de la famille des Castellucci, un détail saute aux yeux: ceux-ci ne sont pas directement issus du milieu théâtral. D’abord agriculteur, Romeo Castellucci pratique le théâtre – en amateur – durant sa jeunesse. Après cette formation agricole, il s’intéresse à la peinture et se tourne vers sa grande passion: l’histoire de l’art. Il étudie celle-ci à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne et en sort diplômé en peinture et en scénographie. Influencé par le metteur en scène et acteur italien Carmelo Bene et le théoricien français Antonin Artaud, Romeo Castellucci se consacre alors à la mise en scène et à la scénographie des divers spectacles de la compagnie.

Sa future femme, Chiara Guidi, suit un parcours en histoire de l’art à l’Université de Bologne et obtient une licence ès Lettres. Au sein de la Socìetas, celle-ci s’occupe de la coproduction artistique des différents spectacles, des processus d’écritures liés aux textes, ainsi que de la carrière vocale des acteurs. Quant à Claudia Castellucci, outre sa formation de comédienne, elle a également étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne et travaille à l’élaboration de textes théoriques et dramatiques pour la compagnie. C’est cette dernière qui a rédigé le texte que l’on peut considérer comme une sorte de manifeste de la compagnie et qui a été leur première véritable œuvre dramatique: Santa Sofia Teatro Khmer, manifeste d’un théâtre iconoclaste (1986).

Comme nous pouvons le remarquer, les Castellucci sont plus influencés par l’histoire de l’art que par le théâtre à proprement parler. Leurs principales références viennent de la peinture ou de la sculpture. Or, c’est précisément en cela que réside leur force: celle de donner à voir, détruire ou construire des images. Tout l’enjeu esthétique du théâtre de la Socìetas Raffaello Sanzio repose sur la mise en avant des grandes icônes de la culture occidentale et leur destruction, pour les reconfigurer différemment, en vue de revenir aux origines de l’art théâtral.

Le théâtre iconoclaste

Ancrée dans une tradition aristotélicienne, notre vision occidentale du théâtre est profondément mimétique. Autrement dit, nous considérons que le théâtre a pour fonction d’offrir une représentation (mimésis) de quelque chose. De ce présupposé esthétique sont nés bien des topoï comme le fameux teatro mundi (le monde est un théâtre) ou la conception toute baroque que le théâtre serait un art de l’illusion et de l’artifice. Pour le spectateur et le metteur en scène traditionnels, le théâtre occidental repose sur une triple traduction: l’écrivain écrit un texte dramatique pour la scène; le metteur en scène, par ses choix, réalise une lecture du texte qu’il transpose sur le plateau; puis, le comédien apprend ce texte et l’interprète sur scène. Le résultat de cette triple traduction est la performance théâtrale qui est censée représenter ce texte et son interprétation.

Dans leur pratique du théâtre, fortement inspirée par l’histoire de l’art, la Socìetas vise à en finir avec le concept de représentation et, à plus forte raison, avec l’image et l’icône. Les Castellucci définissent leur pratique théâtrale comme iconoclaste. Autrement dit, ceux-ci s’intéressent aux grandes icônes qui façonnent notre vision occidentale, notamment le christianisme qui est la religion de l’Occident. La volonté dramatique de leur théâtre est la destruction de ces icônes, que celles-ci soient picturales – un portrait du Christ, une représentation d’un héros antique, la vision que nous avons d’un protagoniste, … – ou textuelles.

Pour la théorie dramatique de la Socìetas, le seul moyen de bannir la représentation réside dans sa pure destruction pour en garder l’essentiel. Dans le cas de l’icône (image sacrée par excellence), sa destruction entraîne indubitablement la comparaison avec ce qui existait auparavant pour voir ce qu’il reste après cela. L’icône est avant tout une image sacrée – rappelant ainsi la dimension rituelle de l’art dramatique – qui crée une union au sein de la communauté.

Dans le cas du texte, les Castellucci ne donnent jamais à entendre ou à voir textuellement le texte-source, mais le suggèrent. La compagnie remet en question la toute-puissance du texte dramatique à décrire la réalité scénique. Dans leurs spectacles, le texte n’est pas respecté à la lettre ou n’est pas représenté sur scène, mais sa présence reste cependant tangible. Or, la Socìetas Raffaello Sanzio élabore ses textes en faisant usage de «l’écriture de plateau». Autrement dit, à rebours de la tradition dramatique qui voit le texte précéder la scène ou émerger en dehors de celle-ci, le procédé d’écriture de plateau consiste à écrire son texte à partir de la scène et de ses réalités. Ces conceptions du texte et du drame visent à traduire une lecture matérielle – au plus proche du plateau – des textes et de leurs interprétations. L’iconoclastie de la Socìetas Raffaello Sanzio implique alors un jeu avec les icônes sacrées de l’art occidental et une réécriture des grands textes de la tradition théâtrale mondiale.

«Face au monde, éloigne-toi, ici, on ne raconte pas d’histoires biographiques traditionnelles. Viens, toi qui veux combattre le fait d’être né, et le fait de te trouver ici, et le fait d’utiliser ces instruments. Ceci est le théâtre qui refuse la représentation. “Lorsqu’il n’y a aucune représentation, c’est alors que jaillissent les vraies représentations” – cette phrase n’est pas de moi.» (Claudia Castellucci, Les Pèlerins de la matière. Théorie et praxis du théâtre, écrits de la Socìetas Raffello Sanzio, traduit par Karin Espinosa, Les Solitaires Intempestifs, 2011)

Le cimetière des textes

Pour quiconque assiste à une représentation d’un spectacle de cette compagnie, son théâtre semble a priori dénué de tout texte. Non pas que les comédiens demeurent muets sur le plateau, mais la Socìetas ne fait pas – à proprement parler – du théâtre de texte. Or, cela ne signifie pas que le texte soit inexistant dans leur pratique. Bien au contraire, les Castellucci – dont la plupart des spectacles s’intéressent aux grands textes de la civilisation humaine (la Bible, l’épopée de Gilgamesh, Shakespeare, etc…) – maîtrisent les textes et en ont une connaissance extrême. Le point de rupture entre cette compagnie et la tradition théâtrale textuelle réside dans la considération que ceux-ci ont du texte et, surtout, de son rôle sur scène.

Pour Romeo Castellucci, le théâtre occidental insiste trop sur la représentation du texte et, de ce fait, empêche de donner à voir une partie invisible du drame. En faisant usage de la musique, du corps des comédiens et d’autres appareils scénographiques, le metteur en scène rend le texte visible, mais sans pour autant le convoquer – textuellement – sur scène. En réduisant le texte à son strict minimum, les Castellucci donnent à voir l’essentiel. Fidèles à leur théorie iconoclaste, ils détruisent le superflu pour révéler l’essence du texte et la matérialiser par le biais d’une traduction scénique inédite. «Le livre est un cadavre. C’est une lettre morte, toujours et quoi qu’on fasse. Hamlet devient un nom et un corps; sur la scène, il n’est pas un livre.»

Ne nous y trompons pas. La Socìetas Raffaello Sanzio possède un immense respect pour les textes qu’elle utilise et qu’elle étudie. Or, selon les Castellucci, en souhaitant figer le drame, le texte finit par reposer dans un cimetière, sans vie. Ce cadavre qu’est le livre doit subir l’épreuve de la scène pour ressusciter, mais, pour ce faire, il lui faut prendre une autre forme et se dévoiler au public différemment. La volonté dramatique de cette compagnie n’est pas de produire une histoire complète, mais de produire un drame dont le spectateur – en fonction de son ressenti – tissera les fils et complètera la part manquante.

Une tragédie de la matière

Devenue une compagnie de théâtre expérimental reconnue internationalement, la Socìetas Raffello Sanzio a mis en scène bon nombre de spectacles qui ont marqué les mémoires. Nous en distinguerons quelques-uns ci-après. En 1992, la compagnie crée son spectacle Amleto. La veemente esteriorità della morte di un mollusco (Hamlet. La véhémente extériorité de la mort d’un mollusque), qui met en scène une sorte d’enfant-Hamlet autiste, enfermé dans une chambre au sein de son propre monde, au milieu de ses jouets, et qui tente de répondre à la question «Etre ou ne pas être?». Incarné par le comédien Paolo Tonti, le personnage d’Horatio incarne et raconte la légende du prince danois d’une manière poignante et surprenante.

Lors du Festival d’Avignon 2008, La Divine Comédie des Castellucci illumine trois lieux de la cité des Papes durant cette manifestation. Ce spectacle-fleuve en trois parties permet à Romeo Castellucci de se focaliser sur la figure du poète, Dante Alighieri. Ce dernier, à la fois principal narrateur-protagoniste et acteur de son poème La Divine Comédie, devient l’objet du travail de Castellucci, qui vise à s’identifier parfaitement au poète pour mettre en scène ce classique de la littérature occidentale. Ce spectacle restera, comme souligné par la presse, l’une des grandes œuvres de théâtre de ce début de siècle.

En 2010, leur nouvelle création Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu) fut un franc succès. Cependant, lorsqu’elle fut jouée en 2011 au Théâtre de la Ville à Paris, celle-ci suscita des manifestations d’intégristes religieux qui jugeaient l’œuvre blasphématoire. Cette pièce met en en scène un père âgé et son fils dans la fleur de l’âge. Ce dernier s’occupe du premier qui est sujet à de fréquentes diarrhées. Au fond de la scène, un portrait géant du Christ, probablement peint par Antonello de Messine, domine le plateau, ainsi que le public. Au fur et à mesure que la représentation arrive à son terme, cette icône laisse place à un texte, You are my Shepherd (Tu es mon berger, tiré de la Bible), et, progressivement, la peinture finit par voler en éclats: l’icône a été détruite.

Loin de se considérer comme un provocateur, Castellucci souhaitait donner à voir une relation entre un père et son fils et, plus spécifiquement, comment relier le plus banal (la scatologie incarnée par les diarrhées du père) à la dimension la plus sacrée (l’eschatologie, l’étude de la fin des temps, incarnée par la figure du Christ). Les incontinences du père incarnent l’humanité dans son extraction la plus basse, sous le regard du Christ rédempteur et empli de bonté. Or, pour devenir homme, ce dernier a dû se vider, abandonner sa part divine pour rejoindre la misère humaine organique et matérielle. A travers cette basse matière, il y aurait donc un point commun entre l’humanité et la divinité.

Un théâtre de la division

A l’heure où les institutions publiques et culturelles en appellent à un théâtre rassembleur et citoyen, les Castellucci font valoir leur vision d’un théâtre de la division et de la confrontation dans la lignée de la tragédie grecque antique. Dans leur interprétation de la tragédie antique, les Castellucci considèrent que celle-ci s’est bâtie sur le constat de l’inexistence de Dieu, ce qui a créé un vide et la volonté d’un rassemblement autour de ce néant. Or, loin d’être un rassemblement unificateur, celui-ci ne cherche pas à combler le vide mais résulte d’une crise – cette mort de Dieu – que nul ne peut combler.

Dans leur conception de l’art dramatique, la Socìetas Raffaello Sanzio s’oppose à tout théâtre didactique qui vise à dire aux spectateurs ce qu’ils doivent penser ou faire, car, selon eux, leur théâtre ne vise justement pas à une réconciliation ou à une résolution, mais à la crise et au conflit. Le spectateur ne doit pas venir au théâtre pour reconnaître ce qu’il connaît déjà – en assistant à des mises en scènes traditionnelles des classiques, par exemple – mais pour se confronter à l’inconnu et à l’invisible. Aux dires des Castellucci, le théâtre, «c’est faire l’expérience d’un autre temps». Ce temps, celui du vide et de la crise, qui voit ses icônes se faire briser mais dont la scène et nos impressions permettent d’en rejouer l’origine.

«La tragédie a pris le nom de tragédie parce que quelqu’un s’est mis à crie: le dieu Pan est mort. La fonction du théâtre, comme celle de l’acteur, est depuis toujours une fonction religieuse, rassembleuse, au sens étymologique du mot. La communauté instantanée que le théâtre crée – une communion entre des personnes qui ne se connaissent pas –, s’organise précisément autour de ce vide.» (Bruno Tackels, Les Castellucci, Ecrivains de plateau I, Les Solitaires Intempestifs, 2005)

Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com

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