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Les élites en Suisse, du XXe siècle jusqu’à nos jours4 minutes de lecture

par Nicolas Jutzet
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Le Regard Libre N° 33 – Nicolas Jutzet

Longtemps terre d’émigration, la Suisse, dans sa forme moderne, a su devenir un modèle qui fait recette. Et qui attire, depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux ressortissants d’autres pays. Les raisons de ce succès sont connues, ses acteurs, eux, beaucoup moins. Qui furent les puissants du pays ? Et qu’en-est-il aujourd’hui ?

Jusque dans les années quatre-vingt, le profil sociologique type du membre de l’élite économique pouvait se résumer de la façon suivante : un homme, blanc, avec un grade à l’armée, ayant effectué des études de droit ou d’ingénierie, actif en politique et issu d’une famille bien établie.

Les femmes laissées de côté

Ce portrait engendre de facto une double exclusion. Premièrement, celle de la gente féminine. Les femmes, qui accèderont finalement au droit de vote au niveau fédéral en 1971, sont enfermées dans une identité subalterne. Elles jouent un rôle important pour conforter le modèle familial en place. Leur fonction est avant tout celle de l’accompagnatrice qui soigne les rapports cordiaux dans la famille. En dehors de cela, elles s’occupent en tenant le rôle de maître de cérémonie, qui sert à entretenir les relations de son ménage ou en s’impliquant dans une œuvre caritative. Tout est dépendance. De fait, leur absence au sommet des hiérarchies n’étonne pas vraiment.

Par ailleurs, les mariages entre familles puissantes servent à consolider les liens qui unissent cette sorte de caste dominante. Or l’endogamie sociale génère une reproduction sociale peu propice à l’émancipation. Mais ce n’est pas le seul facteur excluant.

L’autre grand exclu : l’étranger

Avant la Première Guerre, la Suisse connaît une mondialisation heureuse. Celle-ci entraîne un premier flux d’étrangers venus gagner leur vie dans notre pays, notamment en tant que dirigeants. Malheureusement, le conflit mondial vient freiner cette dynamique. Dans un souci somme toute logique d’éviter de déplaire aux différentes parties prenantes, la Suisse décide de prendre des mesures pour lutter contre cette « Überfremdung » qui peut faire naître des soupçons de collaboration avec l’un ou l’autre camp. Le Conseil fédéral opte donc, dans un élan de protectionnisme « intelligent », pour une restriction de l’accès aux conseils d’administration aux étrangers. Une autre logique motive ces choix : l’envie de garder les centres de décision en Suisse. Et qui de mieux qu’un indigène pour parvenir à cette fin ? C’est en tout cas le raisonnement suivi par le Conseil fédéral.

Les places libérées reviennent de fait aux individus qui répondent au croquis dépeint plus haut. Or, contrairement à l’Allemand ou au Français qui occupait un poste dans une seule entreprise, le Suisse qui prend un poste dans un conseil d’administration devient souvent un cumulard. Cette nouvelle donne continue de s’accentuer avec le temps et fait que la Suisse, contrairement aux USA où la cartellisation est vue avec méfiance, devient une vaste terrain fertile pour les petits arrangements entre amis. Les réseaux inter-firmes se consolident et des « big linkers » apparaissent en masse. L’ère est aux élections par cooptation, reproduisant les schémas sociaux.

Economie et politique

Le pouvoir de l’économie sur le monde politique est immense. Il est exprimé par la forte présence de cette élite au parlement et dans les différentes associations patronales qui regroupent les grands dirigeants du pays. Les mêmes qui siègent ensemble dans divers conseils d’administration. En face, l’Etat fédéral est faible et soumis à l’influence de ces acteurs influents. Le rapport de force est déséquilibré. Le gros du travail est effectué dans la phase pré-parlementaire, le parlement étant vu comme une simple chambre d’enregistrement. Grâce à sa puissance, le patronat parvient majoritairement à garder la main en optant pour des mesures d’autorégulation privée qui minorent l’interventionnisme de l’Etat.

Toutefois, la Suisse n’échappe pas aux Trente Glorieuses et à la nouvelle vague d’ouverture. Son modèle commence à montrer ses limites. Dans la seconde moitié du siècle, un mouvement de fond est observable. On passe du capitalisme familial au capitalisme managérial. Basé sur l’hérédité et la cooptation, le premier fait place au second, basé sur une certaine méritocratie. L’accès au pouvoir se démocratise doucement. Ces nouveaux managers se distinguent par un capital humain supérieur aux dirigeants familiaux. Dans cette optique, l’importance du parcours militaire, autrefois garant du sérieux du candidat et de sa capacité à reproduire ces actes dans le privé, s’érode lentement.

Années nonante : La Suisse se met à jour

Dans les années quatre-vingt, les études en économie et management commencent à prendre la place des anciennes filières d’études. Le MBA (Master of Business Administration) est le sésame suprême. La cartellisation du pays n’est plus admise par les nouveaux standards du commerce mondial et force le pays à revoir son modèle en profondeur. L’Etat voit ses prérogatives grandir. Les pouvoirs et les moyens du parlement sont augmentés. Ceux des associations économiques s’érodent. L’autorégulation privée fait place à un Etat régulateur, qui doit surveiller le bon fonctionnement de la concurrence.

Dans le même temps, le secteur bancaire décide d’axer sa croissance sur l’international, laissant l’industrie au bord de la route. Cette rupture est une énième déchirure dans ce vaste tissu d’intérêts qu’était la Suisse. Une mise à jour qui ouvre la porte au retour de profils venus d’ailleurs. Axé principalement sur la création de valeur actionnariale plutôt que sur le réinvestissement des bénéfices dans l’entreprise, que prônait généralement le modèle de capitalisme familial, ce nouveau capitalisme managérial entraîne une mondialisation des visions des entreprises. La petite Suisse et ses tracas, en définitive assez insignifiants, n’intéressent plus les principaux dirigeants. Cette baisse d’implication se voit dans les associations patronales, qui sont dorénavant davantage portées par des salariés que par de vrais capitaines d’industrie. Une certaine Suisse a vécu.

Au final, la grande nouveauté n’est pas tant que les élites du pays soient impliquées à l’international, mais qu’elles négligent la Suisse et ses logiques internes.

Ecrire à l’auteur : nicolas.jutzet@leregardlibre.com

Crédit photo : © Le Temps

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