Dans Pierre,, Christian Bobin nous livre une méditation distraite sur la peinture du maître de l’outrenoir Pierre Soulages et sur le surgissement de toute présence sur terre. A lire absolument.
Certains lecteurs diront de ce livre qu’il est un récit, d’autres un essai, d’autres un recueil de réflexions, d’autres un chant poétique, d’autres une lettre d’admiration à un ami, d’autres un dialogue intérieur, d’autres une philosophie du noir, d’autres encore une méditation distraite. Mais à quoi bon s’évertuer à coller un genre à ce dernier ouvrage de Christian Bobin dont le titre, virgule ouverte sur l’horizon, laisse présager que le pluie de paroles et d’images sera torrentielle.
Et d’ailleurs, cet ouvrage irait même plus loin, en riant à gorge déployée, en nous disant, à nous lecteurs, qui êtes-vous pour oser me coller un genre ou un matricule sur le frontispice? Pourquoi voulez-vous enclore mes mots? Arrêtez! Cessez donc d’étiqueter, de délimiter les choses ou les chants, sacrebleu, ne soyez plus l’auteur de votre vie. Oubliez-vous un moment car c’est seulement de cette façon que vous attraperez la lumière qui passe et que vous redeviendrez des anges:
«Il n’y a rien de pire que nous-mêmes dans la vie. Nous-mêmes: avec la vanité de nos paroles l’hypocrisie de nos silences, le tremblement de nos intérêts, la petite dent cariée de notre foi en la vie. Nous-mêmes. La force est sans cesse donnée et redonnée aux anges que nous ne sommes plus et qu’il nous faut redevenir si nous tenons à rester humains.»
C’est donc au moyen d’un genre indéfini, protéiforme, que Christian Bobin nous emmène en train dans la nuit du 24 décembre 2018, en partance du Creusot pour rejoindre Sète, où vit son ami Pierre Soulages qui aura cent ans à minuit et à qui il aimerait offrir son dernier livre: La nuit du cœur. Durant son voyage nocturne, ponctué par les secousses du train et les aller-retours des quelques passagers de cabine, Christian Bobin ferme les yeux et pense à la peinture de Pierre Soulages sous toutes ses coutures d’ombre. Il pense à l’effet qu’elle a sur lui. Il pense à la lumière qu’elle renferme: «Tu es celui qui a décidé d’éclairer avec du noir.»
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Il pense que le Louvre n’est pas le meilleur endroit pour exposer ses peintures, que le meilleur endroit serait «un garage pourri dans un village de campagne». Il pense à la manie de Pierre Soulages de signer ses tableaux au dos. Il pense à sa lenteur d’escargot et à la vitesse éclair de son imagination. Il pense que ses peintures n’ont pas de titre. Il pense beaucoup à toutes ses variations infinies du noir. Il pense que ses peintures sont un acte de résistance contre le règne actuel du packaging:
«Ta peinture apparaît au moment où les puissantes technologies s’apprêtent à recouvrir le monde de housses colorées, marchandes et néantes. Ton noir est un appel à la résistance.»
Ces pensées autour de Pierre Soulages et de sa peinture ne manqueront pas de faire surgir avec elles les souvenirs du père de Christian Bobin et d’autres proches: «Les yeux de mon père étaient la chambre du soleil. Je l’ai puissamment habitée. Ces yeux sont désormais les miens. Je vis de leur éternité.» Ces pensées convoquent une présence qui vient souvent accompagnée. Bach convoque Rimbaud qui convoque Soulages. Cela donne au livre un côté chaleureux, comme un foyer vivant, rempli d’objets, d’histoires et de gens dans chaque pièce.
Les digressions entreposées çà et là par l’auteur se répondent ou se complètent d’un chapitre à l’autre, offrant une lecture organique, renouvelée, proche de la vie. En fin de compte, nous ne partons pas du Creusot pour rejoindre Sète. Nous n’allons pas d’un point A à un point B. Nous rejoignons Sète en passant par les étoiles, en passant par le mont Fuji, «Le siège devant moi (…) est le mont Fuji», en marchant sur le tapis rouge idiot de Cannes, en passant par le tunnel sous la Manche des souvenirs de l’auteur et par tout ce qui fait que nous sommes, à telle heure, à tel endroit, une combinaison accidentelle, mystérieuse et inouïe de la somme de nos pulsions, de nos synthèses, de nos rêves, du vent décoiffant nos cheveux et sûrement de tout un tas d’autres choses qui nous échappent.
L’écriture de Christian Bobin est abondante en images. Elles se succèdent comme une procession d’Isis, qui suivrait une procession de la Fête-Dieu, qui suivrait une procession de Ganesh. Les associations y sont fécondes, les répétitions servent de véhicules bariolés, le rythme est entraînant.
Au final, si vous ouvrez cet ouvrage, vous ne le reposerez qu’une fois lu, la tête remplie mais étonnamment plus légère. Est-ce un des pouvoirs de l’écriture? Le lecteur, entre deux gorgées de Coca-Cola ou après son rendez-vous chez le dentiste, où qu’il soit et d’où qu’il revienne se réservera le droit d’y répondre après avoir lu les phrases lumineuses de Christian Bobin dont les racines de cuivres tirent leur jus des peintures noires de Pierre Soulages. La singularité de l’écrivain répondant à la singularité du peintre, comme une discussion gratuite entre deux oiseaux:
«Je cherche en écrivant une voix, la mienne, car si je trouve ma voix, alors je trouverai aussitôt la voix unique de ceux que j’aime. Le singulier appel le singulier qui lui répond, comme deux oiseaux dans la forêt, invisibles l’un pour l’autre.»
Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com
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Christian Bobin
Pierre,
2019
Editions Gallimard
95 pages