Le Regard Libre N° 14 – Sébastien Oreiller
Umberto Eco n’est pas encore froid que déjà, sur Facebook et autres Twitter, fleurit la désormais célèbre citation: «Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles».
Si vrai et pourtant si paradoxal! Les amateurs de réseaux sociaux eux-mêmes reconnaîtraient la vacuité de leur Moi exacerbé? La parole au peuple, pour le peuple, contre le peuple, cela ne semble néanmoins pas déranger les manipulateurs de tous bords, les saboteurs et autres populistes; en témoignent certains UDC (mais cela est également vrai pour les révolutionnaires de gauche), s’offusquant pour un tout et pour un rien, par exemple contre un pape qui ne leur a fait aucun mal, sinon de prôner la paix. «Ce n’est pas mon pape!»
Toujours ce moi, toujours autant peu d’intérêt intellectuel, surtout quand il s’agit d’un message aussi universel que celui de François. Chacun s’invite sur le net; même Le Regard Libre y est! C’est peut-être pour cela que nous essayons, peu à peu, de passer au papier, une avancée que d’aucuns qualifieraient de régression, mais pour nous une légitimité que les pixels de notre écran ne possèdent pas.
Quoi qu’il en soit, le flot continuel de toutes les individualités, aussi (in)intéressantes soient-elles parfois, est devenu incontournable. Pour lui donner une raison d’être, les constructivistes l’appelleront «arène de socialisation». Amen! Enfin soit…
Cela ne serait pas dérangeant, on ne s’en occuperait même pas, si la bêtise à grande échelle ne concernait que des adultes à l’esprit (un tant soit peu) formé. Là où cela devient plus grave, c’est quand les êtres facilement manipulables, les enfants mais aussi parfois les personnes âgées, tombent dans le guet-apens. Sur le net, à la télévision, sur leur téléphone portable, dans leur chambre à coucher, jusque sur la table familiale, la vulgarité la plus crasse est partout. O pléthore de Ch’tis à Los Angeles, de téléréalité, de jurons, de violence, de pornographie, de haine à portée de main.
Un professeur nous a dit un jour: «La vie autrefois était plus dure, mais elle était plus simple. A présent, elle est plus douce, mais elle est plus compliquée.» Je dirais aussi «plus dangereuse», à force de banaliser. Il n’est pas neuf heures du soir que toutes les chaînes commencent à déverser leur dose quotidienne de sexe et de violence, RTS en tête avec leur infâme Anomalia, source de bien des cauchemars pour les grands-mères et les petits enfants (expérience faite). Et ce au grand bonheur de tous les rousseauistes pour qui «les enfants doivent pousser là où les mène le vent»! Pour une pareille offre en absurdités, tant médiatique qu’individuelle – et c’est là le tragique de la chose –, il doit forcément y avoir une demande à la hauteur! C’est peut-être pour cela que toutes les émissions intéressantes, s’entend les programmes autres que les matchs de foot et les cours de cuisine, ne passent qu’après onze heures du soir.
Hypocrisie donc, hypocrisie au nom du Moi et de la consommation, hypocrisie de ceux qui fustigent la réforme de l’orthographe et qui, pourtant, se montrent incapables de faire une phrase française! Umberto Ecco a péri comme tant d’autres, emporté par l’hécatombe qui sévit en ce début d’année. A croire que cette tornade de toutes les prétentions décime comme une peste les derniers penseurs, nous laissant une humanité de semblables, de robots, de derniers hommes, dressés et nourris par la violence et la vulgarité.
En allant me chercher un thé, aujourd’hui à la cafétéria de l’université, j’ai entendu, d’une oreille distraite, la radio nous annoncer un désastre: «Facebook bloqué pendant une heure!» Si tel devait être le cas, que votre dernière action soit donc de donner un «Like» au Regard Libre avant de dénicher une de nos versions papiers et de la feuilleter sur votre balcon, au soleil. Ce ne serait, après tout, peut-être pas plus mal!
Dessin: © Elias Jutzet pour Le Regard Libre