Article inédit – Ivan Garcia
Annoncé comme le premier grand événement de cette saison théâtrale à Vidy, le concours européen de la chanson philosophique des artistes lausannois Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre entend mettre en musique la philosophie sur le plateau et susciter ainsi la pensée critique. Vendredi dernier, Le Regard Libre y a assisté et, bien que le spectacle soit un chef-d’œuvre de la mise en scène, la pensée semble peu présente, voire absorbée par la forme de la performance; dès lors, on ne peut s’empêcher de se demander parfois, à l’instar de la chanson des Pixies: Where Is My Mind?
Transformer un festival de chansons dites «populaires» comme l’Eurovision en une ode à la pensée et à la réflexion représente un défi ambitieux pour le metteur en scène Massimo Furlan, déguisé – pour l’occasion – en co-présentateur du concours, alias Pino Grigio, et la dramaturge Claire de Ribaupierre, modératrice du jury. Rappelons que ce n’est pas la première fois que le duo s’adonne à cet exercice; au festival d’Avignon 2010, ceux-ci créaient le spectacle 1973, un re-enactment du concours Eurovision de l’année 1973.
L’aboutissement d’un projet de longue date
Sur son site internet, l’artiste Massimo Furlan décrivait son ancien projet [nldr: 1973]– dont Claire de Ribaupierre élaborait la dramaturgie – de la manière suivante: «Ce projet questionne donc une forme spécifique de la culture populaire – une manifestation télévisée qui s’adresse à une très large audience – et il ouvre par là des perspectives pour une discussion sur la culture de masse et ses spécificités. Il touche alors deux dimensions spécifiques: l’une est commerciale, elle concerne la musique comme marché économique, comme phénomène de globalisation, de standardisation, et l’autre est plus symbolique et émotionnelle: comment et pourquoi se réunit-on autour d’une telle manifestation, qui se présente comme une sorte de rituel? Dans une perspective anthropologique, il s’agit d’essayer de comprendre ce que signifie se rassembler pour élire le meilleur.»
Le duo s’intéresse donc à deux phénomènes particuliers: la valeur commerciale et standardisée de l’Eurovision, phénomène marketing médiatisé à destination d’un large public, et sa dimension rituelle, vecteur de cohésion au sein des différents pays y participant, ainsi que catalyseur de rivalités ou de talents locaux. Par le prisme de cette réappropriation, le concours européen de la chanson philosophique peut se comprendre comme l’aboutissement de cette démarche créatrice qui vise à trouver, au cœur de la forme marchande et standardisée de la chanson «populaire» et du concours télévisé, une voie vers la pensée et l’émancipation.
Pour en revenir au présent spectacle, résumons rapidement la soirée de vendredi dernier: le spectateur assiste à dix performances musicales sur les onze chansons créées – on ne comprend pas tout à fait pourquoi l’Espagne, ce soir-là, a été exclue ou alors votre rédacteur ne l’a point entendue… – et, après performance, chaque chanson est discutée et jugée par les jurys, qui lui attribuent une note, ainsi que par le public. A la fin, le pays vainqueur, ce soir-là l’Italie, est invité à réinterpréter sa chanson, comme cela se fait traditionnellement lors de l’Eurovision. Dans le présent cas, la chanson avait été composée par la philosophe Michaela Marzano, spécialiste de philosophie morale et politique, et était intitulée Le nostre fragilità. A noter que les chansons, mises en musique par des étudiants de la HEMU et interprétées par deux étudiants de cette même école, ce soir-là Dominique Hunziker et Davide De Vita, sont chantées en langue originale et sur-titrées en français, ce qui est une belle prouesse.
Comme le public et le jury changent chaque soir, le résultat du concours – en règle générale – change à chaque représentation. Le jury de vendredi dernier était composé de quatre personnalités intellectuelles, trois femmes et un homme: Daniela Cerqui Ducret, anthropologue à l’Université de Lausanne; Francesco Panese, professeur associé d’études sociales des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne; Vinciane Despret, philosophe des sciences et compositeur de la chanson de la Belgique wallonne; et, finalement, Rinny Gremaud, journaliste et écrivain.
Une scénographie magnifique
A nos yeux, le point fort du spectacle du duo Furlan-Ribaupierre réside dans leur maîtrise de la scénographie; du décor aux costumes en passant par la dramaturgie, tout permet aux spectateurs de se projeter au cœur d’un show comme l’Eurovision. Sur le plateau, les deux co-présentateurs, Pino Grigio (Massimo Furlan), et Pinetta Mortadella (Nina Megri), habillés chiquement pour l’occasion, assurent une belle performance mais, à en juger par les noms et les mimiques, on se demande parfois si, à force de vouloir ridiculiser le cliché, on ne finit pas par en rester prisonnier. Il semble, toutefois, que les deux co-présentateurs aient dû improviser – ce qui ne devait pas être prévu – vendredi dernier, avant le début de la chanson allemande Jesus ist ein Fussballfeld, en raison d’une petite maladresse.
Concernant l’interprétation des chansons, une alternance s’effectue entre les deux chanteurs ou, parfois, comme pour la musique italienne, ces derniers chantent en duo. Ce soir-là, le pays qui a l’honneur de commencer est la Slovénie avec une chanson écrite par le philosophe de l’école de psychanalyse théorique de Ljubljana, Mladen Dolar. Intitulée On Being, la chanson – en substance – explique que Thalès a défini le concept d’Être en le pensant d’un point de vue mâle, rationnel, blanc, grec, etc… comme moteur de l’exclusion occidentale. Bien entendu, nous n’en attendions pas moins du jury, celui-ci acquiesce sans véritable discussion critique en attribuant des notes oscillant entre neuf et dix, sauf une personne qui en octroie une autre plus basse.
Concernant le jury, tous des intellectuels reconnus dans leur domaine, ceux-ci occupent une place difficile, à la fois figures intellectuelles et, en même temps, durant ce spectacle, ils sont tout de même des comédiens. Ce que nous reprochons à ceux-ci est de souvent enchaîner les attributions de notes élevées – comme des dix ou des neufs – sans réelle discussion critique. Pire, ceux-ci prétendent ne pas vouloir «monopoliser» la parole mais sont les seuls à pouvoir réellement s’exprimer sur le contenu des chansons…
A cet effet, une certaine personne du jury, ce soir-là, finit par exclamer – ou «déraper», cela dépend du point de vue – un énoncé somme toute étonnant à propos des personnes votant pour des dirigeants populistes et ces derniers: «Je ne pense pas qu’il y ait autant de cons dans le monde» (sic). Cela a de quoi étonner, surtout de la part d’une figure intellectuelle qui souhaite le débat mais, au vu de la forme du concours, cela est malheureusement impossible.
Le concours européen de la chanson philosophique se pense comme une alternative ou une version améliorée de l’Eurovision; or, le public n’a pas vraiment de voix au chapitre, sauf lorsqu’il doit voter. D’ailleurs, pour un concours basé sur la pensée, le fait que le public doive voter en hurlant, tapant des mains et des pieds, pour faire monter l’applaudimètre, semble pour le moins paradoxal pour une pièce critiquant la montée des populismes…
Quant à la scénographie, quoiqu’une merveille, celle-ci joue sur la présence d’écrans numériques – suspendus à la cage de scène – et qui, en fonction des performances chantées et du rythme des chansons, avancent ou reculent, se déplacent sur le plateau, ce qui pose un réel problème. En effet, lorsqu’une personne regarde le concours à la télévision, la première bénéficie d’un effet de distanciation – le médium (le poste de télévision) – lui permettant de ne pas sombrer totalement dans le pathos. Or, du fait que nous assistions à cette représentation dans un théâtre – qui plus est avec, parfois, des écrans qui s’approchent du public – balaie grandement la possibilité de maintenir une posture critique face aux propos des chansons, et aux commentaires du jury qui, nous le soulignerons, glose et commente mais n’émet que rarement de la pensée philosophique.
Where is «la pensée»?
Dans la note d’intention de leur nouvelle création, téléchargeable sur le site du théâtre de Vidy-Lausanne, les deux artistes expliquent leur démarche créatrice qui ne vise pas uniquement à reprendre une édition de l’Eurovision mais à en créer une nouvelle version – philosophique cette fois-ci – inventée de toute pièce et qui laisse place à la réflexion et à la critique à l’heure d’une montée des populismes européens:
«Reprenant la ruse du cheval de Troie, nous avons voulu réintroduire la pensée et la réflexion philosophique au cœur même du divertissement, en créant un objet musical à la fois totalement crédible par rapport aux standards de la musique populaire (slow, latino, disco, rock, ballade…), mais qui donne simultanément un rôle essentiel à la pensée, par le biais des textes chantés. L’important est pour nous de permettre à la pensée d’arriver sur la place publique pour qu’elle soit entendue, partagée et comprise. Pour ce faire, nous avons aussi placé la pensée et les penseurs·euses dans la nécessité de questionner la culture populaire, de la prendre au sérieux et de la servir avec intelligence.»
Cependant, l’avantage de la forme marchande, comme le disent entre autres les penseurs de l’Ecole de Francfort et de la théorie critique (citons, entre autres, Theodor Adorno, auteur du Caractère fétiche dans la musique, et Herbert Marcuse, auteur de L’homme unidimensionnel, essai sur la société industrielle avancée), c’est qu’elle parvient à absorber la contradiction et à l’uniformiser, et ce même avec la pensée. Et il semblerait que ce soit hélas le cas avec ce spectacle…
A l’instar de l’opéra, sur le plateau, l’alliance entre paroles et musique voit l’intelligibilité du texte fortement compromise. En outre, le fait de proposer au public, même par le biais de penseurs qui se sont exercés à la vulgarisation, des textes à contenu philosophique contemporain extrêmement fort, ne semble pas un exercice réussi. Simplement, car la plupart des spectateurs ne possèdent – hélas! – que de maigres connaissances philosophiques, ce qui les plonge davantage dans une posture passive de réception qu’une posture de réception critique des paroles chantées.
Pour aider les spectateurs-auditeurs, les créateurs ont réalisé un sur-titrage, mais ce dernier ne semble pas suffisant, surtout au vu de la multiplicité des langues et de la complexité des pensées que les penseurs tentent de vulgariser par des paroles simples. On notera, d’ailleurs, que le concours Eurovision n’est, la plupart du temps, pas sur-titré, ce qui dénote peut-être la volonté des artistes de vouloir rendre les choses intelligibles. Mais, faute de réel espace de parole publique, le public tend souvent à suivre l’avis du jury, voire à simplement profiter du spectacle, plutôt que de réfléchir à des concepts comme «chthulucène» ou «panpsychisme». Le concours européen de la chanson philosophique du duo formé par Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre propose des pistes intéressantes pour le futur du théâtre musical, ainsi que pour le retour du bâton de l’art face au sacro-saint marché. Toutefois, leur présent spectacle n’a pas encore atteint son plein potentiel, et n’a pas encore réussi à s’émanciper d’une forme dramatique trop restreinte. Trouver une forme dramatique capable d’allier un contenu philosophique, un véritable dialogue entre la scène-salle, et un esprit critique tout en restant ludique, là réside le véritable challenge pour les deux artistes qui – nous l’espérons – ferons en sorte de faire de cette «Philovision» une véritable ode à la pensée.
Concours européen de la chanson philosophique, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 14 septembre, puis à la Comédie de Genève, du 24 au 28 septembre.
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Crédit photo: © Laure Ceillier et Pierre Nydegger