Le Regard Libre N° 6 – Vincent Gauye
Derrière cette nuée grisâtre se terre, dans l’ombre silencieuse du monde, le dernier membre agonisant de ce qui fut un jour la France. Permettez-moi d’adorer un instant encore ce sanctuaire de rêves brisés.
Il est sans doute des milliers de châteaux dont vous ignorez l’histoire ou l’existence. Il est des milliers de deuils et de vexations, mais point de plus fortes que celle qui se meurt en ces lieux et qui, tel un fantôme, plane sur la campagne ténébreuse dans l’espoir d’une résurrection. Un historien de l’art cracherait sur cet assemblage néo-gothique qui nous domine et s’obstine à nous narguer malgré sa ruine. Ce style, jouant avec diverses époques, nous peint un tableau où seul l’esthétique a droit de citer.
Ces mâchicoulis encadrés de gargouilles terribles, ces meneaux de granite, ces voûtes légères et ces gâbles aux centaines de pinacles sont autant d’éléments qui effarouchent l’œil de par leur singularité et leur puissance. Point de symétrie classique ni d’épaisses murailles ; ici tout se mêle et s’érige en un temple de gloire et d’hybris architecturale ; ici les règles ploient sous l’immensité des sens. En d’autres termes, l’art néo-gothique exsude sans conteste de la force du romantisme. Voilà donc à quelle demeure nous avons affaire.
Quelle mouvance exprimerait le mieux ces nombreux espoirs qui jaillissent de la France en 1820 (ndlr : année de naissance d’Henri V) ? Quel art pourrait illustrer davantage l’attente d’un renouveau ? Vraiment, le thème de ce château est le mieux du monde et sans doute le plus contesté. Nous allons tenter d’écarter les historiens de l’art, les poètes qui ne voient en ces murs qu’une ruine de plus, la République qui a intérêt à voir ces pierres choir et bien d’autres gens encore… Voici Bagnac.
Un haut corps central, encadré de deux échauguettes monumentales et prolongé de deux ailes, domine les alentours de Bagnac. A lui seul, ce corps de bâtiment recèle l’essence de cette mouvance gothique. En effet, sa stature hérissée et surtout cette tour élancée qui le flanque comme une lance lui confère de royaux attributs. Cet étroit prolongement, si élevé qu’il côtoie les nuées, confère à l’ensemble une supériorité indéniable. L’aile droite s’articule autour d’une chapelle dont la taille et la fierté rappelle la Sainte Chapelle de Paris. Cette béante fenêtre qui s’ouvre sur le lointain témoigne d’une idée de grandeur et de démesure.
L’aile gauche, plus simple, inclut des éléments de l’ancien ouvrage castral et se dote d’une aile en retour d’équerre qui forme une cour d’honneur. De là s’ouvre un haut porche gothique où orbitent des Saints et des Roys. Ma foi, il manque ce haut clocheton de bronze, ces toitures élancées, ces vitraux bariolés, ces statues passionnées et tant d’autres éléments que le temps et l’oubli arrachèrent à la vie !
Débuté en 1858 et achevé 25 ans après, ce château est le rêve du Marquis et de la Marquise de Saint-Martin de Bagnac. Inspirés des chefs d’œuvre de Viollet-le- Duc, ces deux royalistes érigent une ode à la monarchie française, en dessinant eux-mêmes plans et décors. Ironie de l’histoire, les miniatures des cheminées monumentales du château sont exposées au Louvre, alors que leurs exécutions s’effritent sans mot dire quelque part en France !
Les Bagnac avaient volontairement réalisé ce castel pour le Comte de Chambord et pour sa royauté. En effet, malgré l’usurpation de Louis-Philippe en 1830 et la prise de pouvoir de Napoléon III, la défaite lors de la bataille de Sedan avait enflammé les royalistes légitimistes qui espéraient la venue du Comte sur le trône de France, sous le nom d’Henri V. Cette haute tour qui domine l’ensemble avait pour fonction d’élever le drapeau blanc, insigne royaliste, dans les nuées. La présence de la chapelle rappelle la symbiose que vivait alors la monarchie et l’Eglise.
Bien que tout fût prêt, les carrosses montés, les habits de sacre tissés, les embèmes brodés, le peuple enjoué, les discussions furent vives et Henri V refusa délibérément la couronne qu’on lui présentait à Paris, préférant jeter la France dans le chaos plutôt que de régner sous le drapeau régicide, le tricolore. Son trépas en 1883 condamna Bagnac à l’oubli, pas une seule fois honoré du Roy qui l’avait dédaigné. A peine achevé, ce bastion royaliste était effondré. En effet, seul subsistait le bâti, le symbole étant mort, sans avoir relevé l’Ordre Ancien que le Marquis et la Marquise chérissaient tant. D’héritage en héritage, on le vida de son mobilier en 1949. La structure aussi fantaisiste et fragile que ses milliers de pinacles s’effrita rapidement, au détriment du bâtiment.
Nul n’a songé encore à relever cette ferté, ni même à la consolider. Seuls des visiteurs intrigués par ces murs éventrés espèrent quelque heureux cliché. Pis encore, en janvier 2014, certaines gens peu scrupuleuses ont voulu arracher ce château à notre patrimoine en lui retirant son inscription aux monuments historiques, permettant ainsi sa destruction. Fort heureusement, cette démarche n’aboutit point ! Il faut cependant dire qu’inscrit depuis 1975, malgré le dégoût alors en vogue pour ce genre d’architecture, l’Etat ne s’est encore jamais inquiété du sort de cette ferté !
Que reste-t-il du rêve maintenant que tout est dévoilé ? Quel espoir, aussi mince soit-il, s’obstine à demeurer en ces lieux ? En effet, il nous faut à présent sortir de ce carcan de pierres entassées et voir quel horizon monarchique subsiste encore derrière les murailles de notre société. A voir les dirigeants français se ridiculiser et certaines pensées resurgir, peut-être qu’un espoir renaît et qui sais, un jour, Louis XX relèvera cette ruine du passé !
Crédit photo : © Vincent Gauye pour Le Regard Libre