Le Regard Libre N° 53 – Ivan Garcia
Du 29 août au 1er septembre derniers, le Théâtre de Vidy a proposé à ses spectateurs une reprise du spectacle Hate pour inaugurer la nouvelle saison théâtrale. Ce faisant, Le Regard Libre invite son lectorat à plonger dans les coulisses de cette création en vous proposant un double entretien avec Laetitia Dosch, comédienne et metteur en scène, ainsi qu’avec Judith Zagury, coach équestre à l’école «Shanju», en vue de découvrir la manière dont ce spectacle est venu au monde, ainsi que l’univers fascinant du théâtre équestre.
L’histoire du théâtre occidental a toujours été liée, d’une manière ou d’une autre, à la présence d’animaux sur scène. Le cas le plus emblématique reste celui de la tragédie grecque qui, comme son nom l’indique, inclut la chèvre (trago en grec) – ou le bouc, selon les interprétations. En effet, lors de l’ouverture du festival de théâtre dans l’Antiquité grecque appelé «Les Grandes Dionysies», les rites exigeaient le sacrifice d’une chèvre ou d’un bouc pour débuter les festivités. D’autres pratiques «théâtrales» – si l’on peut dire – telles que la taurocatapsie mettait en avant ce rapport à l’animal. Dans le cas de ce dernier sport, pratiqué par la civilisation minoenne, l’athlète devait sauter par-dessus un taureau, ce qui était perçu comme une sorte de rituel religieux visant à adorer une figure taurine.
Au Moyen Age, le bestiaire trouve également sa place sur scène et dans la littérature. L’animal, symbole suprême de l’altérité, devient une sorte d’allégorie des principaux vices ou vertus de l’homme. Prenons par exemple le cas du Roman de Renart où le protagoniste – un «goupil» (ancien mot pour dire renard) – se nomme Renart et use de sa ruse pour se sortir de toutes les situations. L’Eglise et le clergé se sont rapidement appropriés les animaux en vue d’en faire des allégories des différents péchés susceptibles de corrompre le chrétien. L’historien spécialiste du Moyen Age Michel Pastoureau démontre ainsi dans L’ours : histoire d’un roi déchu comment l’ancien roi des animaux, l’ours, s’est vu supplanter par le lion jugé plus noble et moins bestial par l’Eglise.
De nos jours, la figure de l’animal est de retour sur nos scènes contemporaines, que ce soit par le biais des costumes ou, plus spécifiquement, de vrais animaux qui foulent les planches. Cependant, à l’inverse d’autres époques, il semblerait que ceux-ci interrogent notre humanité non plus en tant que simple miroir, mais qu’ils soient dotés de véritables capacités humaines, notamment relationnelles. Avec la montée d’idéologies telles que l’antispécisme ou le véganisme, les questionnements éthiques et sociaux envahissent le plateau en nous interrogeant sur notre prétendue supériorité face à une autre espèce ou sur nos propres comportements envers ceux-ci. Au sein de la catégorie du théâtre équestre, ces questionnements sont bel et bien présents et permettent à des œuvres comme Hate, tentative de duo avec un cheval de prendre vie sur le plateau.
Le théâtre équestre
Par spectacle équestre, entendons par là un spectacle qui fait appel à des chevaux pour sa performance. Celui-ci se développe principalement au XVIIIe siècle, en Angleterre, et est issu des académies militaires. Spectacle créé pour des aristocrates, il met en scène des cavaliers effectuant différentes acrobaties sur leur monture. Réduire le spectacle équestre à une série de figures effectuées sur le dos d’un cheval serait cependant inexact. Ce type de représentations suscite l’intérêt notamment en raison de sa grande diversité et des différentes combinaisons possibles entre musique, danse, montures, chants, acrobaties et autres défilés militaire – et la liste des possibilités est encore bien longue.
De sa création au sein de l’aristocratie anglaise, le spectacle équestre arrive vers le début du XIXe siècle en France au sein de la gente fortunée et finit par se démocratiser en devenant l’attraction-phare des premiers cirques. A partir de là, celui-ci finit par ne plus susciter de réel engouement – dans tous les cas en France – et ce jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. En effet, dès les années 1970, ce type de spectacles connaît un profond renouvellement et cela notamment sous l’influence du théâtre équestre de Zingaro mené par l’écuyer et metteur en scène Bartabas.
Depuis 1989, au Fort d’Aubervilliers, Bartabas dirige le théâtre équestre de Zingaro, un lieu où chevaux et humains collaborent pour créer des spectacles équestres et où le respect et la pédagogie entre humains et chevaux est de rigueur. Créateur de ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de «Théâtre équestre», Bartabas a créé une sorte d’utopie, comme il le dit au sujet de son théâtre:
«Ses caravanes, sa musique, ses chevaux lui donnent l’apparence d’un cirque mais ici le spectacle est un rituel, la musique une vocation et l’amour des chevaux une religion. C’est l’œuvre d’une tribu d’artistes jusqu’au bout des ongles et des sabots. Tous ces êtres merveilleux font du mythe Zingaro une réalité insolente.»
Hate et sa reprise
Résultat d’une comédienne sensible à la question animale et d’une coach équestre – ancienne élève de Bartabas – dont la pédagogie équestre se révèle particulièrement intéressante, Hate se situe dans une sorte d’entre-deux en proposant une autre voie à la relation entre chevaux et humains. Le spectacle de Laetitia Dosch place sur scène une humaine du nom de Laetitia et son compagnon le cheval Corazón. Réunis sur le plateau, ces deux êtres digressent sur notre époque et vivent quelques péripéties ensemble. Face au public, le cheval demeure libre, quoiqu’il ait appris à l’avance quelques mouvements. Cette création laisse donc une grande place à la liberté et à l’improvisation, tant pour l’animal que pour la comédienne.
Pour cette nouvelle saison théâtrale, le spectacle est repris mais dans un autre cadre cette fois-ci. Transposée à Gimel, au sein de l’école-atelier «Shanju», proche de la nature, la représentation promet d’être en tous points différente de celle vue au sein du théâtre la saison passée.
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Cependant, chers lecteurs, pour bien comprendre et pénétrer dans cet univers, nous sommes allés à Gimel rencontrer Laetitia Dosch et Judith Zagury en vue de connaître leur vision des choses, leurs habitudes artistiques et pratiques, ainsi que leurs relations avec les animaux et le monde du théâtre. Vous trouverez donc en complément de cette brève introduction un premier entretien avec Laetitia Dosch; ce dernier plus axé sur le sujet du spectacle, ses motivations, ainsi que sa relation avec Corazón vous fera entrer en douceur dans les coulisses de la création. Puis, un second entretien, avec Judith Zagury cette fois-ci, vous en apprendra plus sur la manière dont les chevaux apprennent au sein de l’école-atelier «Shanju» et comment celle-ci a travaillé avec le cheval et Laetitia pour aboutir à cette belle création. Nous vous souhaitons une bonne lecture!
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Crédits photos: © Indra Crittin pour Le Regard Libre