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Eric Vautrin: «Les résonances de Racine avec notre actualité sont frappantes»10 minutes de lecture

par Ivan Garcia
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Le Regard Libre N° 56 – Ivan Garcia

Les aventures de la scène, épisode #3

Du 30 octobre au 10 novembre 2019, le Théâtre Vidy-Lausanne accueille l’un des grands noms de la scène théâtrale internationale en la personne du metteur en scène et dramaturge allemand Frank Castorf. Ancien directeur de l’un des plus célèbres théâtres allemands, la Volksbühne de Berlin, Frank Castorf débarque sur la scène lausannoise avec une nouvelle création intitulée Bajazet. En considérant «Le théâtre et la peste» d’après Jean Racine et Antonin Artaud. Pour ce troisième épisode de notre feuilleton, Le Regard Libre vous propose une rencontre spéciale avec Eric Vautrin, le dramaturge du théâtre de Vidy. Il a conçu l’exposition Castorf-Machine, le Théâtre de Frank Castorf en images qui se visite gratuitement jusqu’au 10 novembre prochain dans la Kantina du théâtre. Celle-ci permet de plonger dans la dramaturgie et l’univers de ce metteur en scène berlinois, intellectuel à contre-courant et ex-résident d’Allemagne de l’Est, et dont le travail est marqué par l’histoire allemande. L’exposition entraîne le visiteur par le biais de textes, de vidéos et d’images au cœur du théâtre de Castorf pour en explorer notamment les lignes conductrices, les thématiques et les processus de travail. Rencontre.

Le Regard Libre: Avec la création de Bajazet. En considérant «Le théâtre et la peste» d’après Jean Racine et Antonin Artaud, il s’agit de la première fois que Frank Castorf vient montrer son art en terres lausannoises. Pour quelles raisons le Théâtre de Vidy a-t-il décidé de faire venir ce metteur en scène et de lui proposer une création?

Eric Vautrin: Tout d’abord, cette venue s’inscrit dans le projet qu’entend mener Vincent Baudriller, directeur du Théâtre Vidy-Lausanne, d’accueillir sur le plateau de Vidy les grandes figures de la scène théâtrale européenne et mondiale. Parmi ces dernières, Frank Castorf est un artiste incontournable et de renommée internationale, ce qui fait que sa présence à Vidy s’avère naturelle et logique. Mais il est vrai qu’il y a une histoire plus spécifique le concernant. Castorf a été pendant vingt-cinq ans directeur de la Volksbühne de Berlin. Cette institution est un théâtre d’ensemble, c’est-à-dire qu’il accueille une troupe d’acteurs et d’actrices permanente, un répertoire de spectacles et des moyens techniques à disposition des metteurs en scène. Ce metteur en scène berlinois avait donc à disposition de bonnes conditions de production pour réaliser ses spectacles. Or, les Stadttheater* comme la Volksbühne n’ont pas vocation à organiser des tournées pour leurs spectacles: les acteurs jouent chaque soir une pièce différente du répertoire et ne peuvent ainsi s’éloigner longtemps – comme la Comédie-Française finalement, pour citer un des rares exemples de théâtre d’ensemble francophone. Après avoir quitté la direction de la Volksbühne en 2017, Frank Castorf peut trouver avec Vidy une organisation, des équipes et des savoir-faire techniques et artistiques proches de ceux qu’il peut connaître en Allemagne, tout en lui permettant d’imaginer emmener, cette fois, une de ses créations en tournée – dans l’espace francophone notamment, puisque que ce spectacle est joué en français et qu’il sera surtitré ailleurs. Finalement, Frank Castorf est sans aucun doute l’un des metteurs en scènes les plus importants du XXe siècle et sa rencontre avec Vidy, dans le cadre de cette création et production, est une occasion formidable pour notre institution et les missions que celle-ci s’est fixées.

Vous parlez de théâtres d’ensembles et de tournées, choses qui semblent quasiment étrangères en Suisse…

Les théâtres de Suisse alémanique fonctionnent pourtant sur un système de théâtre d’ensemble proche de celui de l’Allemagne. Si l’on prend la Schauspielhaus de Zurich par exemple, ou le Theater Basel, ils possèdent un ensemble et un répertoire. Même si Nicolas Stemann, metteur en scène qui collabore régulièrement avec Vidy et qui est aujourd’hui le nouveau directeur de Schauspielhaus de Zurich, va faire évoluer ce système de production en développant coproductions et tournées, tout en conservant une troupe permanente.

Portrait d’Eric Vautrin, octobre 2019 © Loan Nguyen

Revenons à Castorf: c’est une figure controversée des scènes internationales. Dramaturge aussi inventif que problématique pour le pouvoir est-allemand, il a continué à créer des œuvres critiques après la réunification. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’opposer à ce qu’il qualifie comme une «bien-pensance». Quelle place occupe-t-il dans la nouvelle saison de Vidy, riche en œuvres politiques comme Pièces de guerre en Suisse d’Antoinette Rychner, mise en scène par Maya Bösch, ou Orestes in Mosul de Milo Rau? 

A vous écouter, nous pourrions croire que Frank Castorf est un polémiste! Or, lorsque Castorf met en scène des spectacles, je crois qu’il n’y a en aucun cas de sa part la volonté de susciter le scandale. Sans doute, les spectacles de Castorf interrogent et posent des questions; ils déplacent les lectures convenues des œuvres et en ouvrent de nouvelles lectures. Au fond, le théâtre de Castorf se caractérise par quelque chose de singulier: il se base sur des textes littéraires dont il suit la trame et l’organisation, mais il ne conçoit pas sa position de metteur en scène comme celle d’un expert à qui il reviendrait de révéler ce qu’a vraiment dit l’auteur. Dans sa manière de mettre en scène, Castorf interroge comment le texte de Racine, de Molière ou encore de Céline par exemple résonne à notre époque: le texte n’est pas un réservoir de solutions ou de bonne conduite, mais un révélateur pour nous connaître nous-mêmes, explorer nos limites, éprouver notre liberté. En général, ce qui est mis en évidence dans ses spectacles, ce sont les moments où il y a des frictions dénotant quelque chose d’aujourd’hui. Autrement dit, la tension dramatique ne naît pas de la volonté d’un metteur en scène de provoquer le public; au contraire, celle-ci naît d’un spectacle qui reformule des questions liées à notre temps et de leur réception par le public. Pour Castorf, le théâtre est une manière de formuler différemment les problèmes auxquels nous sommes confrontés à notre époque, à la façon d’un cabaret où l’on s’amuse des choses graves de notre époque: cela donne des forces et ravive l’imagination. 

Dans sa manière de mettre en scène, Castorf a touché à beaucoup de types de textes (dramatiques, adaptations de romans, scénarii de films, …). Comment pourriez-vous expliquer le choix de ce dernier de se tourner vers Bajazet, une tragédie de Jean Racine, incarnation du classicisme français par excellence? 

Les raisons pour lesquelles un artiste choisit une œuvre et un auteur sont multiples. Si l’on se réfère à ses spectacles passés, le genre littéraire des textes semble moins pertinent que le type de narration. Il s’est essentiellement intéressé aux textes du «grand XXe siècle» qui s’ouvre avec Goethe ou Balzac et qui se ferme avec Elfriede Jelinek ou Michel Houellebecq. Ce siècle est, entre autres, celui de l’avènement du capitalisme, celui qui débute avec Freud découvrant l’inconscient, celui d’Einstein et de la théorie de la relativité et celui des grands mouvements politiques et idéologiques qui ont tenté de dominer l’homme, la nature et la société. Castorf a mis en scène de nombreux textes qui décrivent, par ses marges, les conséquences de ces tentatives folles de l’homme de dominer par la violence ses conditions d’existence, «d’imposer l’idée au réel» comme le dit le philosophe Alain Badiou. Concernant Bajazet, ce n’est pas si différent.

Comment ça?

Premièrement, Racine est l’auteur classique français par excellence, tant son écriture tisse ensemble les sonorités, la syntaxe, la grammaire et le vocabulaire, si bien que très peu de metteurs en scènes étrangers se sont risqués à mettre en scène ses pièces, en français ou en traduction. Le deuxième élément, plus intéressant, est que Bajazet expose des thématiques particulières: Racine utilise notamment une forme de distanciation pour parler de la France de son époque, en situant la fable dans le sérail du Grand Sultan, à Constantinople. Ce choix dramaturgique déplace l’intrigue de la pièce dans un endroit éloigné – il peut ainsi décrire plus librement les désordres provoqués lorsque la passion et le pouvoir se confondent, tout en mettant en doute la possibilité d’une quelconque pureté des actions humaines. La Turquie de l’époque est aussi un pays mal connu, et son texte joue des clichés de son époque sur la culture arabe, l’islam et le despotisme supposé du sultanat. C’est d’autant plus intéressant de nos jours, car les clichés européens sur la Turquie perdurent. Les résonances du texte racinien avec notre actualité sont frappantes; elles jouent sur ce que nous croyions savoir de la Turquie, et en retour sur la façon dont nous nous définissons en tant qu’Européens. En troisième et dernier lieu, il faut souligner que, dans les textes de Racine, il ne se passe presque rien d’autre que des paroles aux conséquences tragiques. Autrement dit, les personnages agissent moins qu’ils ne détruisent par la parole. 

Que voulez-vous dire?

Les plus célèbres sont sans doute les aveux de Phèdre: elle ne commet rien, elle est coupable de trois aveux – elle avoue trois fois sa passion pour Hippolyte sans commettre d’autre faute. Son seul désir vaut toutes les trahisons. Avec Racine, le théâtre devient ainsi le lieu de la puissance de la parole: dire, c’est faire, pourrait-on dire en paraphrasant la formule. Plus précisément, les personnages de Racine sortent d’eux-mêmes, échappent aux rôles que la société leur assigne et accèdent à leur liberté intime et individuelle par la parole. Durant les préparatifs, Frank Castorf relevait que, chez Racine, l’être se libère de lui-même par la parole en acceptant son désir, brisant ainsi les contraintes et les contingences dans lesquelles il est pris. Chez Racine comme chez Castorf, le théâtre interroge la structure sociale et la liberté humaine. Le rapprochement avec Antonin Artaud, poète et homme de théâtre français dont l’œuvre a débordé tous les cadres de son époque – les années trente et quarante – s’explique ainsi: Artaud convoque littéralement le langage pour, dit-il, renaître à lui-même, devenir qui il est. Castorf effectue ainsi un rapprochement inattendu mais passionnant entre deux grands poètes français que deux siècles séparent.

Finalement, vous qui êtes dramaturge et avez réalisé cette belle exposition Castorf-Machine, pourriez-vous essayer de décrire le théâtre de Castorf à des personnes qui ne connaissent pas ce metteur en scène, en mentionnant des éléments que nous n’aurions pas évoqués précédemment au cours de cet entretien?

D’un certain point de vue, la vie que nous vivons aujourd’hui en Europe et en Suisse est construite sur des exclusions. Nous sommes les représentants et les hérauts des droits de l’homme tout en sachant que nous ne pouvons vivre comme nous vivons que parce qu’une grande partie de la population mondiale n’y a pas accès, c’est-à-dire de vivre dignement en tant qu’humains. Partout dans le monde, nos intérêts économiques sont à l’origine de guerres et de conflits; nous le savons mais nous nous en accommodons. Au sein de nos pays, il y a également des inégalités sociales et salariales de plus en plus criantes, et nous ne faisons que peu pour les combattre. Nous vivons en partie grâce à l’exclusion de ceux qui sont différents de nous-mêmes, et c’est une source de violences actuelles et futures. Il y a deux éléments chez Frank Castorf qui font écho à cette réalité. Premièrement, il prône la nécessité d’une «culture du lien»: autrement dit, si nous ne nous efforçons pas de nous confronter à ce que nous ne connaissons pas et qui est fondamentalement différent de nous, nous ne pourrons que nous attendre à des violences sans cesse plus conséquentes. Le théâtre peut être un des lieux de ce rapport renouvelé à la différence, à des manières de penser et de vivre qui nous sont étrangers.

Et concernant le deuxième élément?

Le dépassement de notre peur. Lorsque nous possédons quelque chose – que cela soit une famille, une maison, un petit capital – naît la peur de le perdre. Cela est un phénomène particulièrement visible au sein de la classe moyenne dont je fais partie et probablement vous également; une grande partie de la violence du XXe siècle – et encore celle d’aujourd’hui – vient de cette majorité compacte, largement silencieuse, prête à beaucoup pour la conservation de ses acquis, fussent-ils modestes, et la sauvegarde de son mode de vie. En résumé, nous pourrions dire que le théâtre de Castorf essaie de répondre à cette peur en mettant en scène, de façon théâtralement étonnante, avec humour et une grande liberté de ton, des comportements contradictoires. Fait relevant, le présent entretien a lieu à Lausanne, dans un canton qui a adopté un arrêté contre la mendicité: non pas pour résoudre cette question en créant de la solidarité mais pour ne pas voir, éviter la confrontation. Exposer les clichés et les conflits est, je crois, un enjeu important du théâtre de Castorf: rire du pire est un moyen de se provoquer soi-même et d’éprouver notre liberté.

Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com

Image de couverture: © Mathilda Omi  

*[ndlr: l’Allemagne possède un système théâtral différent de celui de la France ou de la Suisse romande, car les théâtres municipaux possèdent des troupes et un répertoire. Ceux-ci font partie du Repertoiresystem et sont qualifiés de Stadttheater. Les Stadttheater, les théâtres municipaux, sont financés non pas par l’Etat allemand ou le Land, mais par la ville où ils sont établis.]

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