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«Lazzaro Felice»: une fable documentaire foudroyante4 minutes de lecture

par Hélène Lavoyer
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Les mercredis du cinéma – Hélène Lavoyer

«Lazzaro! Lazzaro!
Lazzaro!
Lazzaro!»

Lazzaro est un jeune garçon d’une vingtaine d’années, à la carrure robuste, aux boucles sombres et aux yeux vert d’eau. Travailleur, il récolte le tabac pour la riche Marquise de Luna (Nicoletta Braschi) avec cinquante-trois autres paysans et paysannes, tous condamnés au labeur le plus rude et à une misère matérielle plus sèche encore que la terre de ce paysage de l’Italie profonde, rocailleux, presque désertique en été. Trois ou quatre générations survivent donc dans ce hameau qu’est l’Inviolata, propriété de la Marquise.

Mais le regard insurgé et empli de pitié ou de révolte que le spectateur pose sur cette communauté, elle-même ne se l’appose pas. Non, puisque, comme le dit bien la Marquise à Tancredi (Luca Chikovani), son fils à la chevelure décolorée et à l’aspect chétif quoique soigné, «les hommes sont des bêtes. Les libérer signifie les rendre conscients de leur statut d’esclave; voilà la supercherie.» Ainsi ignorantes de la situation du monde par-delà leur hameau isolé de tout, les quelques générations y travaillent avec Lazzaro à la bonté inépuisable pour les soutenir à chaque fois que son nom résonne.

Alors qu’il vient passer avec sa mère des vacances à l’Inviolata, Tancredi se prend d’amitié pour Lazzaro, par ennui tout d’abord, puis sincèrement. Cette amitié, Lazzaro la lui rend avec une pureté et une naïveté non dissimulées. Dirigés par Tancredi, ils entreprennent de faire croire la Marquise de la Luna à l’enlèvement de son fils. Malade, Lazzaro le loyal tente tout de même de retrouver son compagnon, résolution lui valant une mort et un retour à la vie, double voyage à travers le temps et jusqu’à l’espace urbain par-delà l’Inviolata.

Une œuvre complète

A l’apparition du générique sur l’écran géant, le nom d’Adriano Tardiolo, l’interprète de Lazzaro, s’inscrit seul avant de laisser place aux autres membres du casting – par ailleurs tout aussi brillants que ce dernier. Au même moment, la salle comble à l’occasion de cette première Suisse fait entendre ses applaudissements, sincères mais encore atténués par l’ultime scène de Lazzaro Felice, qui laisse sans voix, fait surgir le dégoût à l’égard de l’inhumain que tous, toutes, nous ne connaissons que trop bien.

Loin des caricatures paysannes et des clichés tout préparés, l’histoire de Lazzaro Felice, portée au cinéma avec une finesse exceptionnelle dans l’image comme dans la narration, permet de débuter la réflexion sur la base de ce qu’Alice Rohrwacher appelle l’hyperréalité du monde. De la campagne à la ville, toute émotion et toute pensée sont mises en exergue. Comme le dit la scénariste, «il y avait un sentiment complexe que je voulais faire passer […] on a un mélange de grande joie et de tristesse.»

Cette complexité, pourtant, n’apparaît que lorsqu’il s’agit d’analyser et de raconter le film. Face à l’écran, les scènes tournées successivement de nuit puis de jour prennent par la main le spectateur afin de l’emmener en toute fluidité à la frontière pertinemment décrite par Frédéric Maitre, venu présenter l’œuvre, comme «poreuse» entre le fabuleux et le réel entre le symbolique et le rationnel. Ce diptyque, en effet, imprègne un message complexe sans difficulté, grâce aux symboles intriqués dans l’image ou la parole.

La lumière, par exemple: constamment présente bien que ne s’imposant jamais, elle s’amuse plus à habiter les ténèbres qu’à prendre le dessus sur elle. Elle invite le spectateur à impliquer son regard dans cette pénombre visuelle et, puisque grande représentante de la connaissance, lui demande de considérer avec tempérance la thématique de l’assujettissement par la non-éducation ou l’endoctrinement religieux.

«Je voulais faire un film où le migrant, c’est nous. L’immigration se fait parfois sur cent mètres: rapprocher l’image de soi pouvait peut-être contribuer à la paix.

C’est un film religieux et fondamentalement anti-religieux» A. Rohrwacher (Par les temps qui courent, FranceCulture)

Religieux, Lazzaro Felice? Catholique, tout au moins. Le «pauvre bienheureux» ressuscité par sa candeur et son innocence immuable, est plus l’incarnation de qualités que nous aurions ici-bas tendance à attribuer au Dieu chrétien (la bonté, la pureté ou l’innocence) qu’à un véritable personnage. Et le jeu, le regard d’Adriano Tardiolo, interprète de Lazzaro, sont eux-mêmes d’une telle pureté que le divin s’en dégage sans qu’il ne dise rien.

Le grain des images tournées en 16 millimètre, avec un rendu semblable à celui des photos argentiques, transpose l’incertain de la vie à l’écran, et continue l’avancée de l’entreprise instituée par Alice Rohrwacher: brouiller les frontières. La première frontière à s’effriter est celle séparant le passé historique du présent moderne; par l’image d’abord, enregistrée comme on le sait. Par les comédiens également, tous trop convaincants pour être acteurs, et finalement par la possibilité constante d’un basculement vers la magie, l’impossible.

Cadeau pour l’âme et pour l’œil, l’inexplicable film d’Alice Rohrwacher a de quoi nous concerner. En touchant subtilement à des problématiques actuelles telles que la migration, en offrant une vision égale de la ville et de la campagne, en mettant chaque élément en relation et sans jamais perdre de vue le sentier guidant les pas entre documentaire et imaginaire, Lazzaro Felice fait naître un désir d’absolu et laisse une trace tendrement douloureuse.

Ecrire à l’auteur: helene.lavoyer@leregardlibre.com

Crédit photo: © Filmcoopi


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