Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer
C’est l’histoire d’un pays qui se fait libérer du nazisme par l’Union soviétique. Voici du moins le récit officiel dans la Bulgarie des années 40, dans laquelle évoluent trois femmes à qui l’on enlève un mari. Un journaliste-écrivain, un religieux et un homme d’affaires, prétendument ennemis de l’Etat, vendus à l’idéologie réactionnaire. Si le message, foncièrement antiautoritaire, n’est pas nouveau, son traitement, dans Les Dévastés reste touchant, et éclaire un pan de l’histoire d’un pays peu connu.
Dévastées. C’est indéniablement le sentiment de ces trois femmes bulgares qui voient leur mari se faire assassiner pour avoir pensé et agi d’une manière que l’Etat totalitaire soviétique des années 40 ne pouvait pas accepter.
La première, Raïna, est femme d’un écrivain-journaliste. Tous deux sont issus de la bonne bourgeoisie bulgare. Leur quotidien est rythmé par les rencontres littéraires dans le jardin de leur résidence secondaire, à une heure de train de la capitale Sofia. La Bulgarie, alliée de l’Allemagne au cours de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale, voit alors arriver l’Armée rouge – «le régime ukrainien» – en 1944. Le pays, à ce moment-là, entre dans la sphère de l’URSS.
Pour la famille de Raïna, c’est la fin d’une certaine quiétude. Les rumeurs des arrestations se font de plus en plus oppressantes, jusqu’au moment où son mari, rédacteur en chef d’une revue littéraire à succès, est menacé. Là où certains verraient de la liberté d’expression, d’autres décryptent une propagande contre l’Etat. L’homme de lettres sera purgé. Veuve, Raïna est expropriée de sa maison luxueuse.
Se permettre l’impensable par sentiment de revanche
L’histoire se répète avec Ekatarina. Sa tragédie est celle d’avoir épousé un homme d’Eglise, alors que le nouveau pouvoir en place s’applique à détruire toute forme de spiritualité. La charité envers les pauvres devient du mépris de classe: pour certains nécessiteux, le nettoyage général se transforme en revanche, une manière de passer de la place du rejeté à celle du conquérant. Fusillé, l’homme de foi laisse une femme malade et trois garçons. La famille réduite à quatre membres est déportée.
Le destin de Viktoria et de sa fille adoptive Magdalena n’est pas meilleur. Certes, le père de famille et homme d’affaires est particulièrement fortuné, mais les raisons de sa liquidation sont moins idéologiques que liées à un règlement de comptes individuel et intime. La grande pianiste qu’est Viktoria est chassée de sa demeure. Pour survivre, ses longs doigts fins doivent confectionner des briquettes. Le dénuement est total. L’alcoolisme finit le travail.
La Bulgarie comme ailleurs
Le message est clair: Théodora Dimova nous propose le portrait de trois femmes détruites par le régime totalitaire de l’Union soviétique. Le thème a été traité à de maintes reprises. Rien, dans le propos, n’est bien surprenant. Sauf qu’il prend place en Bulgarie. Et aujourd’hui, qui se soucie de la Bulgarie?
Reste que l’intérêt des Dévastés ne s’arrête pas à sa particularité géographique. S’il est parfois difficile de s’identifier à ces bourgeoises vivant au travers des activités de leurs maris, pour leurs maris et enfin sans leurs maris, le récit brodé par l’auteure autour de la douleur, de l’attente, de l’incompréhension et de l’impuissance touche parfois jusqu’aux larmes. Observer l’histoire par celles qui n’ont souvent eu qu’un rôle secondaire – les sauvant certainement – permet de traiter la tragédie humaine au-delà de l’horreur politique. Elle rappelle que les drames du passé imprègnent les chairs, encore des générations plus tard. Quand les historiens ont déjà tout dit, les écrivains se doivent alors de raconter. Pour se souvenir.
Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com
Crédit photo: © Montecruz Foto
Théodora Dimova
Les Dévastés
Marie Vrinat
Edition des Syrtes
2022
288 pages