Le terme de saga, entré dans le langage courant, peut recouvrir une multitude de réalités différentes. N’oublions pas que les sagas sont typiquement islandaises. Elles existent par elles-mêmes et sont tout simplement incomparables. Les lire, c’est entrer dans un monde bien loin du nôtre et découvrir une culture qui mérite vraiment qu’on s’intéresse à elle.
Pour créer une littérature, il faut une langue et des hommes qui sachent la manier à la perfection. La langue islandaise a ceci de particulier, outre sa relative complexité, de n’avoir presque pas évolué depuis le Moyen Age. Non pas que ses locuteurs soient ignorants, mais bien parce que les Islandais ont toujours eu le plus profond respect pour leur langue et ont bénéficié de l’insularité pour la conserver. Si bien qu’aujourd’hui, un enfant islandais pourrait très bien lire, moyennant quelques modifications de graphies, n’importe lequel des textes écrits au XIIe siècle dans son pays.
Un pays aux multiples productions
Avant de passer aux sagas en tant que telles, il convient de dire que ce ne sont de loin pas les seules productions que l’Islande médiévale a pu nous offrir. Tout d’abord, nous pouvons citer les textes mythologiques du paganisme scandinave regroupés sous le terme d’Edda. Ce sont des textes repris de la tradition de l’ensemble du Nord ancien, mais qui ont été retranscrits et sauvegardés frénétiquement en Islande, notamment en raison de l’importance qu’accordaient ses habitants aux savoirs manuscrits. Sans les Islandais, il nous aurait été tout simplement impossible de connaître la mythologie nordique, Odin et Thor compris.
La deuxième œuvre islandaise majeure est la poésie scaldique. Née au bord de la Baltique au VIIe siècle, cette poésie est devenue avec le temps un quasi-monopole islandais, une fois encore. S’il fallait une preuve que les habitants de ces pays du Nord n’étaient en aucun cas des barbares, la poésie scaldique peut nous l’offrir. Elle demeure à ce jour, nous dit Régis Boyer, la poésie «la plus complexe et la plus sophistiquée, la plus élaborée qu’ait jamais enfantée l’Occident.» Ce sont les scaldes, des sortes de poètes de cour, qui composaient ces vers sous la forme d’éloges aux rois ou aux seigneurs auxquels ils étaient rattachés. De manière générale, c’est un art où le propos importe peu face à la facture splendide du poème.
Passons désormais à la production la plus fameuse que nous a léguée l’Islande, les sagas. Avant de parler de leur contenu, il convient tout d’abord de préciser ce que le mot «saga» recoupe. Celui-ci a été utilisé à mauvais escient et peut se rattacher en français à n’importe quelle réalité, de la saga Star Wars à celle de Napoléon. En islandais, «saga» signifie, tout simplement, «raconter» ou «dire», et demeure un phénomène quasi exclusivement islandais. De plus, il faut préciser que les influences qu’a subies cette littérature ne se sont pas bornées à la terre d’origine norvégienne des colons. Même si ces derniers arrivèrent en majorité sur le sol islandais, un grand nombre d’Irlandais (j’insiste sur le «r») s’y sont également installés, soit emportés après des raids, soit venus librement avec des Norvégiens. Le monde celtique et sa culture conteuse, en se mélangeant à la tradition scandinave, constituent l’une des hypothèses sur la création de cette forme littéraire à nulle autre pareille.
Ni épique, ni historique, ni mythique, mais un peu de tout cela…
Mais alors, qu’est-ce qui différencie une saga d’un récit épique ou d’un roman historique? Tout d’abord, notons que, contrairement au reste de l’Europe médiévale, les sagas ont été rédigées exclusivement en prose. Le tout dans une langue comprise de tous. Si l’on devait les définir par la négative, ces textes ne seraient ni religieux, ni épiques, ni mythologiques, ni poétiques – et encore moins des documents historiques ; pour autant, une saga est un peu de tout cela quand même. Et puis, il y a saga et saga… Les spécialistes ne distinguent pas moins de cinq sous-genres différents en fonction des sujets qui y sont traités. Les sagas ne sont pas classées par ordre chronologique d’apparition, car le phénomène ressemble plus à une floraison, à l’image du roman européen tout au long du XIXe siècle. Les sagas ont dû attendre la fin des siècles de domination danoise avant d’être réellement diffusées hors de l’île.
Il existe cinq types de sagas: les sagas royales, qui présentent la vie des rois norvégiens et danois; les sagas des contemporains, qui se présentent comme la chronique d’événements historiques; ou encore celles des chevaliers, qui adaptent à la mode islandaise les romans venus d’Europe. Les deux restantes sont peut-être les plus intéressantes, à savoir les sagas légendaires et celles dites des Islandais. Les sagas légendaires nous présentent la dimension fantastique de cette culture, comme les dragons, la magie, les contrées exotiques et les guerriers dignes de super-héros. Les secondes, parce qu’elles sont tout simplement les chefs-d’œuvre de cette littérature en vertu de leur art dramatique et narratif et de la mise en scène des temps héroïques de l’Islande. Elles racontent soit l’histoire d’un personnage digne d’intérêt ainsi que ses ancêtres et ses descendants, soit elles ont pour objet une famille au sens large ou une région entière, à l’instar de la saga des gens du Val au saumon. Lorsque l’on pense à une saga, c’est à cette catégorie que l’on fait implicitement référence. A l’exception de quelques sagas, l’immense majorité des auteurs nous demeurent inconnus, même si la recherche émet toujours des hypothèses.
Pour vous présenter ce que sont les sagas islandaises, quoi de mieux que les deux plus célèbres d’entre elles: la saga d’Egill, fils de Grímr le Chauve (Egils Saga Skallagrímssonar) et la saga de Njáll le Brûlé (Brennu-Njáls Saga).
La saga modèle
La saga d’Egill, fils de Grímr le Chauve raconte les démêlés des ancêtres d’Egill avec le roi qui unifia la Norvège, Haraldr à la belle chevelure. A cause de sa tyrannie, sa famille fuit en Islande et y colonise un fjord dans l’ouest du pays, au nord de Reykjavik. Egill y naît et, en réalité, il est plutôt laid. Dès son enfance, il fait montre de sa force et surtout de son mauvais caractère. Vers l’âge de dix ans, il tue un camarade qui a osé le battre à un jeu de balle. Régulièrement en expéditions viking de l’Angleterre à la Baltique, il est fait prisonnier par le roi Eirik de Norvège alors en exil. Il doit composer en une nuit un poème de louange à celui-ci et le réciter sans fautes pour espérer avoir la vie sauve. Son poème scaldique est si beau que le roi le laisse partir.
Après plusieurs aventures en Norvège où il acquiert une solide réputation de guerrier, il rentre chez lui en Islande en homme respecté et craint. Dans ses vieux jours, il assiste impuissant à la mort de l’un de ses fils. Préférant se laisser mourir de faim, il se résout à composer un poème posthume à son fils. A mesure qu’il le compose, il recouvre ses forces. Il en composa un autre à la nouvelle de la mort de son ami Arinbjörn. Il meurt finalement dans son nonantième hiver, devenu complètement sénile.
On le voit, tenter de résumer une saga tient de la gageure tant elle n’est que narration. Et bien des aventures ont été omises ici. Il n’y a pas de temps mort ou d’éléments qui ne doivent pas faire partie de l’histoire. Voilà donc ce qui est considéré comme la saga des Islandais ayant servi de modèle à toutes les autres. Elle devait avoir eu une popularité immense pour que l’on retrouve autant de copies de cette œuvre. L’auteur de cette saga est resté anonyme, mais les spécialistes s’accordent presque tous pour dire qu’elle est le fait de l’écrivain le plus célèbre d’Islande: Snorri Sturluson.
La poésie en son centre
Quant à la composition en elle-même, elle suggère que cette saga a été bâtie autour des trois poèmes que nous avons cités plus haut. En effet, Egill a vraisemblablement existé historiquement. On sait qu’il a été l’un des plus grands scaldes de son temps et on lui attribue généralement la paternité des poèmes cités in extenso dans la saga. Tout semble avoir été fait pour intégrer et magnifier ces poèmes d’une grande sophistication et présenter cet homme qui se révèle être un poète avant d’être un guerrier.
L’importance prise par la poésie dans ce récit devrait achever de démontrer que les Scandinaves n’étaient en aucun cas ces brutes assoiffées de sang et de richesses, ou du moins pas uniquement. Car se mêlent dans la narration autant des éléments de la cruauté d’Egill, qui tranche le cou de son ennemi avec ses dents, que de la poésie la plus sophistiquée. C’est en tout cas un héros qui ne se classe dans aucune catégorie et qui, bien loin du preux chevalier, triomphe parfois par la ruse ou le droit, est colérique et surtout bien laid!
Le récit nous mène donc partout dans le monde scandinave ancien et nous présente une vie ordinaire. La présentation qui nous y est faite est factuelle, réaliste et directe; l’auteur évite les détours inutiles et le récit file droit vers son but. On y fait étalage de termes techniques propres à l’agriculture, à la navigation et au droit, le tout sans fioritures. Point d’épique dans les sagas, juste des sursauts d’héroïsme au milieu d’un quotidien somme toute banal, dans lequel un vol de cheval peut très bien se transformer en une tragédie à la grecque. Dans les sagas, nul besoin de forcer le tragique, il vient de lui-même du quotidien.
Le réalisme surpasse le fantastique
A vrai dire, les auteurs des sagas des Islandais répugnent au grossissement et au merveilleux. Certes, ce dernier peut ressurgir comme par exemple, lorsque, des siècles plus tard, l’on déterre le crâne d’Egill et qu’il se révèle tout simplement incassable. Au contraire, un réalisme cru domine une vision sans complaisance de l’humanité, sans pour autant manquer de nous émouvoir. Comment ne pas être touché par la tristesse de ce Viking abattu par la mort de son fils? Même là, l’auteur ne sombre pas dans l’émotionnel et nous fait avant tout le portrait d’un homme seul avec sa tristesse. Pas plus que l’auteur ne se morfond lorsqu’il évoque la vieillesse d’un Egill devenu sénile.
Rien ne sert de trop s’attarder sur les malheurs, les joies et les peines. La règle y est avant tout celle du dynamisme et de l’économie; l’action par-dessus tout. Egill ne s’arrête jamais vraiment longtemps, il parcourt inlassablement le monde connu, car c’est la seule façon dont les Scandinaves d’autrefois pensaient pouvoir mener une vie. Un individu se définit avant tout par ses actes, dès lors, les héros ne peuvent se permettre d’arrêter d’être des héros. Ce récit va tenir le rôle de modèle des sagas à venir, car elle contient déjà tous les thèmes que les suivantes vont répéter et, pour certaines, magnifier.
Le chef-d’œuvre de toute une littérature
La seconde saga dont nous allons parler est peut-être la plus importante ; elle constitue certainement à elle seule le chef-d’œuvre de cette littérature: la saga de Njáll le Brûlé (Brennu-Njáls Saga). Sa popularité a été telle que le prénom Hallgerdr, une femme dans la saga, a dû être interdit car trop répandu. Saga d’une incroyable densité, elle compte sur trois cents pages plus de deux cents personnages différents et son histoire est si fournie qu’elle aurait mérité en tout cas une douzaine de récits distincts.
Celle-ci raconte l’histoire de la famille de Njáll et de celle de son ami Gunnar de Hildarendi. On raconte à propos de ce dernier qu’il «sautait plus que sa propre hauteur, complètement armé, et il ne sautait pas moins loin en arrière qu’en avant; il nageait comme un phoque, et il n’était pas de jeu où quelqu’un s’estimât nécessaire de se mesurer à lui; on a dit qu’il n’avait pas son pareil.» En outre, il manie ses armes si vite qu’on dirait qu’il se bat avec trois armes à la fois. Sa femme Hallgerdr a bien mauvais caractère et tente de semer la discorde entre Njáll et son mari. S’ensuit de multiples meurtres et vengeances, mais aussi des procès dans lesquels Njáll prouve sa sagesse et sa connaissance des lois.
Mais le Destin s’acharne, et Gunnar mourra seul dans sa ferme, assailli par une quarantaine d’hommes, non sans avoir donné une résistance digne de récits. De son côté, Njáll et ses fils vont se laisser emporter dans une sombre tragédie par la force du Destin implacable. Meurtres, procès et vengeances s’enchaînent jusqu’à ce que lui et ses fils meurent dans l’incendie de leur ferme, assaillis par une centaine d’hommes pour une affaire de vengeance familiale. Par la suite, son beau-fils Kári va méthodiquement exercer la vengeance pour Njáll et sa famille, en poursuivant les assassins à travers l’Islande, l’Ecosse et le Pays de Galles.
Cette saga représente parfaitement la diversité de la composition de ce genre littéraire. En effet, par un travail historique et archéologique, on a pu démontrer l’existence d’une partie des protagonistes et la véracité de certains faits, notamment l’incendie criminel d’une ferme dans le sud de l’Islande autour de 1010 à la suite d’une histoire de vengeance. Gunnar aussi a existé. Il devait être une sorte de héros local à la même époque, de même pour la bataille rangée qui a eu lieu à l’Althing (l’assemblée législative et juridique de l’île) à la même époque, lors d’un procès retentissant.
Un savoir encyclopédique
L’auteur de cette saga nous est malheureusement resté anonyme, mais certaines recherches tendent à montrer qu’elle aurait pu être écrite par un évêque islandais au XIIIe siècle. Une chose est sûre, l’auteur possédait une vaste culture tant de la littérature islandaise que des productions provenant du reste de l’Europe. Cela se comprend au fil du texte, notamment par des références au fantastique présent dans les sagas légendaires mais encore par l’inspiration que l’auteur puise dans la littérature chrétienne. Ce récit a été construit à partir de certains éléments historiques auxquels ont été ajoutés les événements nécessaires aux besoins de la narration. Le tout est brodé de traditions orales islandaises ainsi que de littérature locale et étrangère.
On l’a dit ici, la règle est celle du dynamisme. Tout doit aller à une vitesse effrénée vers le dénouement attendu, couronné de tragique. A certains moments clefs, cette vitesse se conjugue avec le dramatique, rendant certains passages insoutenables tant ils sont empreints de tragédie sombre. Le récit fonctionne par crises, celle de la mort de Gunnar et de celle de son ami Njáll. Avant, les événements se développent et fermentent jusqu’à exploser violemment. Puis, les conséquences sont rapidement énumérées avant que l’on ne passe à la suite. Pas le temps de méditer sur les faits, l’auteur préfère nous laisser des images tragiques, tendres et parfois comiques, car dans les moments les plus oppressants, un comique noir vient délivrer le lecteur dans une manière bien islandaise.
Le Destin comme divinité principale
La narration progresse comme une sorte de chaîne dont tous les éléments poussent inexorablement les personnages vers leur destin tragique. Ils n’ont pas d’autre solution que de rester dans leur dynamisme et de courir à leur perte comme leur exige le Destin. Mais le mécanisme est subtil. On a l’impression qu’à chaque instant, le dénouement sanglant pourrait être évité et le tragique se suspendre. Pourtant, la marche de l’histoire reprend à chaque fois impitoyablement et écrase les hommes dans un déferlement de sang, de meurtres, de vengeances et bien sûr de mort.
Chaque personnage est habité d’une idée fixe qui les pousse jusqu’au bout: le désir de dominer et de posséder chez certains, la rage d’un amour exclusif chez Hallgerdr, le culte de l’amitié de Gunnar ou encore la passion pour l’ordre et le droit de Njáll. Leur idée inébranlable les pousse à déployer une énergie folle, alors que Njáll, le seul réellement lucide, finit par aller volontairement vers sa mort en refusant de se battre, conscient de son destin. Cet amoureux de l’ordre et de la sagesse sait à ce moment-là qu’il n’a plus sa place parmi la frénésie des armes et préfère se laisser mourir dans l’incendie de sa ferme.
C’est une œuvre intense où se mêlent le tragique (bien sûr), les haines et l’amitié, les meurtres, le pardon et les procès retentissants. Les personnages ne font plus qu’exécuter, plus ou moins consciemment, les arrêts du Destin tout-puissant, cette loi écrite à l’avance, qui est d’ailleurs l’étymologie du mot en islandais (for-lög). Pour preuve, le texte est émaillé de ces formules familières de l’époque qui ont toutes la même signification: qu’importe ce que je peux faire, c’est le Destin qui tranche à la fin.
Mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit de fatalistes profondément pessimistes. Au contraire, ils sont habités d’une force infinie; ils suivent une idée inébranlable. Ils savent qu’une parcelle de sacré vit en eux et que ce serait la déshonorer que de refuser son Destin. Le tout en prenant bien soin de laisser dans les mémoires des accomplissements pour que personne ne les oublie. Cette idée est parfaitement reprise dans le Hávamál, un poème scandinave antique: «Meurent les biens, / Meurent les parents, / Et toi, tu mourras de même; / Mais la réputation / Ne meurt jamais, / Celle que bonne l’on s’est acquise. / Meurent les biens, / Meurent les parents, / Et toi, tu mourras de même; / Mais je sais une chose / Qui jamais ne meurt: / Le jugement porté sur chaque mort.» Ainsi, les personnages cherchent tous à être söguligr, soit dignes de saga.
Vous l’aurez peut-être compris, les sagas islandaises sont bien plus que des récits de guerriers sanguinaires. On aurait tort de les dépeindre comme des récits sombres dans lesquels de pauvres êtres se débattent contre une nature hostile et un Destin implacable. Au contraire, elles portent en elles une rare force de vie, une énergie folle qui pousse le lecteur de bout en bout. Mais les sagas sont aussi des œuvres remarquables à plus d’un titre. Par la virtuosité narrative de ses auteurs, par leur force d’évocation mais aussi par une vision du monde qui dépeint en toute honnêteté les humains, sans chercher à s’apitoyer ou à les juger. Les sagas ne sont finalement que le reflet original d’une société originale et qui mérite bien qu’on s’intéresse à elle.
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