Avec La Foudre, Pierric Bailly sillonne une nouvelle fois les paysages de son Jura français, au détour des solitudes, des silences bougonnés et des passions amoureuses. Un très bon roman qui cisèle le désœuvrement des hommes face à l’inéluctable.
Un soir, en feuilletant par hasard un vieux journal avant de le jeter dans le poêle à bois, John découvre avec stupéfaction qu’un de ses camarades du lycée a été incarcéré pour homicide. Il a tué un homme à coups de planche. Accidentellement, dit l’article. Cette information le désarçonne totalement. Alors qu’il pensait s’être extrait de la société au moins le temps de l’estive, le nom de son ancien ami écrit distinctement le ramène brutalement à la réalité.
Sans trop réfléchir, il envoie un message à la femme de ce dernier pour lui témoigner sa sympathie. Il regrette, puis l’appelle. Bien vite, ils se voient pour parler du meurtre commis par Alexandre, de ce qu’il est devenu depuis le lycée, du procès qui arrive. John se remémore les souvenirs, la bande d’amis qu’ils étaient, les blessures qui suivirent, les trajectoires individuelles et les ruptures. Mais surtout, il ne comprend pas quel rôle il a accepté d’endosser dans cette tragédie: pourquoi veut-il être le confident de Nadia? De quoi veut-il la soulager? S’agit-il de remplacer Alexandre? De simplement venger une meurtrissure de jeunesse? Le gouffre est béant et ne cesse de se creuser, entre les flancs du Col de la Faucille.
Enracinement sentimental et déracinement sociétal
Sans débordements, Pierric Bailly convoque les détails du quotidien des classes moyennes, entremêle le banal au dramatique, pour faire jaillir un roman profondément incarné. Le livre d’une génération et d’un territoire, qui se façonnent l’un et l’autre. Car il n’est jamais question chez lui de s’appesantir inutilement devant des paysages majestueux, de dépeindre une nature glorifiée; il n’est question que des hommes et de la nature, de leurs liens et leurs entailles.
L’écriture de Pierric Bailly n’est pas une pause contemplative, mais un amoncellement de strates, sociales et sensibles. Et si l’ouvrage fourmille de thématiques et présente divers visages (du roman noir au roman d’amour en passant par le récit de filiation ou l’analyse psychologique), il est essentiel d’aborder avant tout le matériau qui fonde cet univers romanesque: son lieu.
Du nature writing ronchon
C’est au travers de la dévotion de John à l’égard de son grand-père, mémoire vivante des alpages, que surgit tout le Haut-Jura, personnage à part entière du roman. On y découvre des terres tout encore givrées de rosée, des massifs épineux balancés par des orages tonitruants, des bosquets percés par la fuite d’un chamois, mais aussi toute l’aversion qu’éprouve le narrateur pour les touristes qui viennent empiéter sur sa solitude et le prendre pour une curiosité locale. John, en bon berger bourru, ira même jusqu’à planter un panneau d’avertissement en face du chalet: «Eau non potable, berger imbuvable.»
«Voilà ce que je devrais leur dire quand ils me posent la question de savoir ce qui est le plus dur: le froid, la pluie, les orages, la solitude? C’est toi, c’est vous, c’est tous les gens qui viennent me casser les pieds.»
Ces coups de gueule hilarants donnent au récit une certaine hauteur et le soustraient d’une pure observation de la nature, l’empêchant de verser dans des clichés de littérature pastorale. Par l’entremise de ce berger-narrateur, Pierric Bailly confère au texte une dimension réflexive, ou plutôt interpellatrice: il s’adresse au lecteur pour le mettre face à ses comportements citadins et lui rappeler que le monde rural n’a pas vocation à être phantasmé ou mythifié; il est, tout simplement.
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Ce propos était d’ailleurs au cœur du récit de Blaise Hofmann Estive, qui racontait le quotidien et les réflexions acérées d’un berger en charge d’un troupeau de moutons, l’espace d’un été. L’auteur helvétique y dénouait les mythes de cette Suisse campagnarde et s’interrogeait sur la dysneylandisation des Alpes, ainsi que le caractère exotique prêté aux métiers ruraux de montagne. Cette méfiance, cette défiance des autochtones à l’égard des colons en chaussures de randonnée n’est pas une nouveauté littéraire, mais elle prend des airs de réquisitoire jubilatoire sous la plume de Pierric Bailly.
La Foudre, derrière la brume du drame social et de la passion impossible, est un magnifique roman d’une sobriété exemplaire, qui dit toute la difficulté d’être simplement et profondément humain.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
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Pierric Bailly
La Foudre
P.O.L
464 pages
août 2023