J’aurais tendance à dire que Le domaine Pouchkine est un roman sur des questions existentielles. Des questions existentielles concernant un homme aspiré par le projet d’exil de son (ex-)femme. Des questions existentielles sur l’art et la création. Des questions existentielles sur les choix de vie d’un trentenaire. Et tout ça, dans un contexte de dissidence en période soviétique. Ça fait beaucoup pour un bouquin de 140 pages. Alors, non, on ne comprend pas tout, tout de suite. Je dirais même que certains passages sont meilleurs que d’autres. Et pourtant, l’écriture en vaut le détour.
Dovlatov est un auteur qui se lit le matin. Allez savoir pourquoi. Je n’avais pas eu le même sentiment pour La valise, mais son ouvrage, Le domaine Pouchkine, en tous cas, ne se déguste qu’avant midi, accompagné d’un café et, pourquoi pas, d’une playlist Spotify type Sunday Morning. Evitez d’essayer de le déchiffrer sur un filet de techno, le soir après une journée de travail. Le brouhaha du train de 17h n’est pas non plus préconisé. C’est l’expérience que j’ai faite. Mais je suis du matin. Si vous êtes du soir, ma théorie pourrait ne pas fonctionner…
Retenons simplement que pour lire Sergueï Dovlatov, il faut être sacrément en forme. A jeun aussi. Contrairement à son héros. Boris Alikhanov est un écrivain, ivrogne sur les bords – et les marges du personnage sont larges – qui tente de mener sa vie tant bien que mal, tout en essayant d’écrire, pourquoi pas, un chef-d’œuvre intelligent et adulé de tout le monde. Notez qu’il s’agit d’un récit plutôt sombre et acide. Avec un certain nombre de mots d’esprit extrêmement bien mis en valeur par la traductrice Christine Zeytounian-Beloüs:
«Je bois un coup avant de descendre, et mon état s’en trouve amélioré. On a écrit des dizaines de livres sur les méfaits de l’alcool. Et pas une seule brochure consacrée à ses bienfaits. Je considère qu’il s’agit d’une lacune.»
L’URSS ou l’exil
C’est donc l’histoire d’un (anti-)héros, Boris Alikhanov qui, dans les années 60-70, se fait engager comme guide au domaine Pouchkine. Ce domaine est un complexe muséal existant réellement et construit autour du noyau des terres familiales du poète classique du XIXe siècle Alexandre Pouchkine. Ce dernier, ultra-connu pour ses écrits, a aussi été exilé pour avoir appelé à la désobéissance civile face à l’Etat. Certains diraient peut-être que Pouchkine a toujours été plus libéral que révolutionnaire. Reste qu’il fut mis dans le même panier que ses amis décembristes – un groupe d’intellectuels qui exigeaient une Constitution garantissant notamment la liberté d’opinion et d’expression au tsar – il fut donc chassé.
On pourrait avoir une analyse similaire concernant notre écrivain en devenir Boris Alikhanov. On lui demande en effet, dans les premières pages de l’ouvrage: «Qu’avez-vous? Vous êtes rouge.» Et sa réponse: «Uniquement de l’extérieur. A l’intérieur, je suis un démocrate constitutionnel à l’ancienne mode.» Il faut dire, à ce stade de la chronique, que Boris Alikhanov collabore avec des revues dissidentes. On comprendra d’ailleurs rapidement qu’il est suivi par le KGB. Les services secrets ne lui poseront que peu de problèmes. Dovlatov lui-même aurait profité de l’aide de l’organe pour s’exiler à la fin des années septante. Les parallèles entre la vie de l’auteur et ceux de son héros sont perpétuels.
«Emigrer équivalait à naître une seconde fois.»
L’exil. Justement. Autre élément important du récit. La problématique pourrait simplement être résumée par «faut-il fuir ou affronter?» L’ex-femme de notre héros, Tania, a décidé de partir aux Etats-Unis avec leur fille. Un déchirement pour Alikhanov – qui, soit dit en passant, ne s’occupe pas tellement de sa petite Macha (c’était une autre époque) et couche encore avec la mère (comme quoi rien n’a changé).
«– La seule voie honnête est celle des erreurs, des déceptions et de l’espoir. La vie est une découverte des frontières du bien et du mal à travers l’expérience personnelle… Il n’y a pas d’autre moyen… Je suis arrivé à une étape… Et je pense qu’il n’est pas trop tard…
– Ce ne sont que des mots.
– Les mots, c’est mon métier.
– Encore d’autres. Tout est déjà décidé. Pars avec nous. Tu vivras une autre vie.
– Pour un écrivain, c’est la mort.»
Deux visions s’affrontent alors. Tania demande pourquoi il ne veut pas émigrer. Il répond «Il n’y a rien à expliquer… Ma langue, mon peuple, mon pays de cinglés… Même les flics soviétiques, je les aime bien». Elle rétorque «L’amour, c’est la liberté. Tant que les portes sont ouvertes, ça va. Mais quand les portes sont fermées de l’extérieur, c’est la prison». Mais lui n’en démord pas. D’autant qu’il est attaché à sa langue. Le russe. «Quand on est forcé de s’exprimer dans une langue étrangère, on perd quatre-vingts pour cent de sa personnalité. On n’a plus la capacité de plaisanter, le sens de l’ironie disparaît. Cette seule idée m’épouvante.»
«Derrière son dos, un gros mot était tracé à la craie. Une injure sans destinataire. De l’art pour l’art.»
Une vie, entre angoisses et musée
Il faut dire que le pauvre garçon est tourmenté. Il boit, on l’a mentionné. Et au-delà de son image de pédant-intellectuel-égocentrique-ambitieux-raté, on comprend très vite qu’il est surtout dans une quête existentielle désespérée. «En apparence, j’étais un homme de lettres à part entière. En fait, je me trouvais au bord de la dérive mentale», affirme-t-il. Car l’ivrogne par intermittence qu’est Boris représente surtout la page blanche par laquelle Dovlatov nous questionne sur la pureté de la production artistique. La phrase: «A trente ans, il faut avoir résolu tous ses problèmes, hormis ceux directement liés au processus de création» revient au moins deux fois dans ce petit bouquin.
Et ce sont peut-être ces assertions qui m’ont obligée à apprécier l’ouvrage de bon matin. Suivre les péripéties d’un trentenaire en proie aux angoisses concernant ses choix d’une vie, cela ne s’affronte qu’au meilleur de sa forme.
On notera que le récit est encore rythmé d’anecdotes du quotidien au musée. Racontées évidemment avec beaucoup d’ironie. D’abord les styles des visiteurs, ceux-ci allant du désintéressé à l’ultra cultivé. Puis les guides, du très éloquent à celui atteint de flémingite aiguë. Et enfin, les femmes qui gravitent autour de ce petit monde: à la recherche d’hommes; rien que des hommes; pas de critères.
En conclusion, même si, parfois, je me suis sentie dépassée par les nombreuses références à des auteurs russes, celles aux lieux censés être connus ou encore celles liées à un contexte soviétique houleux, j’ai surtout aimé le voyage intérieur de ce héros, habité par une envie de vivre la liberté dans son propre pays. Avec désinvolture. Peut-être tout le contraire de Dovlatov qui finira par s’en aller.
Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com
Crédit photo: Bâtiment composant le musée-réserve mémorial Pouchkine «Mikhaïlovskoïe» © DR
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Sergueï Dovlatov
Le domaine Pouchkine
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
La Baconnière
2022
147 pages