Le Regard Libre N° 12 – Loris S. Musumeci
L’Histoire du peuple juif est, dans ses épisodes les plus marquants, connue plus ou moins de tous. Il est du domaine de la culture générale que de connaître, en partie en tout cas, le récit de la création avec ses deux acteurs humains que sont Adam et Eve, ou encore le fol amour fraternel – accompagné de ses quelques difficultés – de Caïn et Abel, l’arche de Noé, la piété d’Abraham, l’esclavage en Egypte, Moïse qui fendit la mer, le petit David qui fracassa le grand Goliath, la noble sagesse du roi Salomon, mais également les différentes diasporas, les réseaux européens de Juifs dans les grandes villes depuis le Moyen Age, les ghettos, les persécutions, et, dans un passé bien récent, la tragédie de la Shoah.
L’image du mur des Lamentations à Jérusalem ainsi que la situation instable entre l’Etat d’Israël et la Palestine sont souvent les premières pensées qui surgissent à l’esprit lorsque le mot « judaïsme » est prononcé. La figuration d’un barbu jouant du violon, kippa sur la tête est assez présente aussi ; on pense également rapidement, dans une culture cinématographique francophone, au sympathique Rabbi Jacob ou aux gaffes et habitudes caricaturées des hilarants protagonistes séfarades des films La Vérité si je mens ! de Thomas Gilou. Au-delà de ces anecdotes qui font allègrement sourire et les Juifs eux-mêmes et les « goyims » – les non-Juifs –, l’intérêt du présent article serait, dans une humble démarche de découverte culturelle et spirituelle, celui de réaliser un premier pas vers la connaissance de l’essence juive, en d’autres termes, étudier une des multiples faces de l’expérience de judéité.
C’est par une pensée de Rabbi Abraham Joshua Heschel (1907-1972) dans son essai à la fois philosophique, théologique et poétique Les bâtisseurs du temps (1957) que nous réfléchirons à la « joie d’être juif » : « Pour eux, le Judaïsme n’était pas dans le fruit mais dans la sève qui coule au milieu de la chair de l’arbre ; née du silence de la terre, elle monte jusqu’aux feuilles pour faire éclater son éloquence dans le fruit. Le Judaïsme n’était pas seulement vérité ; il était vitalité et joie. La majesté intellectuelle du ‘Shema Israël’, dans le langage de leur cœur, se traduisait par : ‘Quelle joie d’être juif !’ ». Il apparaît intéressant, en cette sentence, de découvrir avant tout à quelle point le rite peut s’incarner dans la vie du Juif, ainsi que l’intimité qui se crée par un lien étroit entre la foi personnelle de ce dernier avec sa communauté, la grande famille des Fils d’Israël, ce peuple élu.
« Le Judaïsme n’était pas dans le fruit mais dans la sève qui coule au milieu de la chair de l’arbre ; née du silence de la terre, elle monte jusqu’aux feuilles pour faire éclater son éloquence dans le fruit. »
Il est au plus haut point marquant de noter par ces propos la véritable unité entre l’essence pleinement humaine du Juif avec sa foi, dont il ne se détache en rien ; le sublime langage poétique de Rabbi Abraham expose cela avec d’autant plus de profondeur. Le judaïsme fait proprement vivre son fidèle, il l’anime, en vérité, car il est son sang. S’il est sang, il est le moteur suprême du cœur. Il s’agit bien là, alors, d’un cœur authentiquement juif. De plus, la négation du judaïsme comme « fruit » dans la sentence mérite plus ample réflexion. Etant simplement fruit, il se réduirait à une morale de vie à suivre, un ensemble de règles à respecter, une ordinaire activité du dimanche – plutôt du samedi (Shabbat) pour les Juifs – telle la balade en bicyclette avec sa famille, ou encore un miroir de philosophie dans lequel se refléter ; mais, en réalité, il n’est rien de cela en sa totalité, bien que chacun de ces éléments soit une partie de religion, en effet il est normal et, tout de même, essentiel qu’il y ait un rite, une philosophie, des mœurs, une morale juifs, sans, pour autant, que le judaïsme se réduise à un seul de ces éléments. Ce dernier est bien sève, parce qu’il n’est pas conséquence d’une foi, mais origine de vie intérieure. La sève précède le fruit. C’est par une fidèle et juste religiosité ancrée au plus intime de l’âme, que l’arbre vit, et c’est lui qui amène au grand jour de la nature le fruit, à la découverte du monde et de ses merveilles.
Cependant, il reste important de considérer l’intermédiaire entre la sève et le fruit lui-même, il s’agit là des feuilles qui font ensuite « éclater son éloquence dans le fruit ». Pour les comprendre, il convient de redescendre à la sève originelle et de remarquer qu’elle est « née du silence de la terre ». La Terre, mère et foyer de l’humanité, souffle l’esprit dans l’arbre. Elle, qui est à l’origine matérielle de chacun, au fond. Cela montre, poétiquement, le lien du judaïsme au monde. Il est certes, spirituellement, fils aîné de l’Eternel, mais il vient tout de même du monde créé par ce Dieu. Il passe, comme toute créature du vivant naturel, par l’intermédiaire du sang matériel de la Terre. Le cœur est au plus intime de soi juif, tout en étant pleinement humain. Le Juif est un frère à part entière, sans distinction substantielle. Celui-ci s’ancre complètement dans la belle Humanité, fille de la majestueuse et bienheureuse Gaia. C’est par son origine que la sève voyage sur les chemins du tronc, se révèle en simplicité au monde par la feuille, et dans le fruit elle expose son visage le plus rayonnant, son costume le plus lumineux, son jus le plus doux.
Par ce processus, on voit que la vie devient, en quelque sorte, rite, mais non dans sa forme plus réductrice qui se limiterait à des usages en actions pures et dures, mais en mode, vision et animation de vie. Le Juif est Juif, de sa coiffure à son habillement, de son alimentation au dressage de sa sainte table. De plus, dans l’éclatement de « son éloquence » par le fruit, on peut penser à tous ces excellents intellectuels juifs : qu’ils pratiquent la foi ou non, peu importe, il est effectivement différentes manières d’être fils du peuple élu – étonnement, de la façon la plus athée à la plus orthodoxe. Le judaïsme rassemble un Emmanuel Levinas profondément croyant, un Albert Einstein plutôt agnostique, un Baruch Spinoza panthéiste, un Karl Marx ou un Jacques Derrida qui se considèrent comme athées, et tant d’autres grandes personnalités, véritables « cadeaux » – malgré leur importance, ils ne sont pas forcément tous des « cadeaux » du bien, ou faiseur de paix – pour la sphère intellectuelle, artistique, politique ou économique, tels que, pour n’en citer que quelques-uns contemporains ou d’un temps bien récent : Jeanne Hersch, Elie Wiesel, Hannah Arendt, Steven Spielberg, Primo Levi, Stanley Fischer, Woody Allen, Roman Polanski, Leonard Cohen, Alain Finkielkraut et tant d’autres.
« Le Judaïsme n’était pas seulement vérité, il était vitalité et joie. La majesté intellectuelle du ‘Shema Israël’, dans le langage de leur cœur, se traduisait par : ‘Quelle joie d’être juif !’ »
Il s’agit dans la seconde partie de la sentence de Rabbi Abraham du « fruit » d’une foi profondément incarnée dans le quotidien du Juif. La « vérité » dont il est question est l’essence de la sève, le « vitalité et joie », la dégustation de ce fruit, pour tisser le lien avec la première partie du propos. Est traité, toutefois, ici plus précisément, l’unité entre religiosité personnelle et communauté. Le « Shema Israël », qui signifie « Ecoute Israël », est un viscéral appel d’Adonaï – autre terme hébreux pour nommer Dieu – à la conscience de chaque Juif croyant. Par là, il est intéressant de remarquer la phrase complète de cette affirmation du Deutéronome : « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un. ». Le « notre » indique le cordon qui vient unir la foi individuelle à la communauté, car Il est bien Notre Dieu ; le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et qui dit communauté, dit aussi fête, cette dernière qui par le rite, s’inscrit au calendrier, donc dans le temps. Le cœur et le calendrier, dans un élan mystique et naturel, spirituel et physique, exultent ensemble.
Une vie intègre et en pleine cohérence, par le rite, avec sa foi, celle d’un peule, héritier et acteur en premier plan de l’Histoire du monde ; une fête pour chaque jour car tout moment est cadeau de l’Eternel ; un couronnement du temps par le Shabbat, sommet de la Création ; un arbre à l’écorce forte, à la sève divine, aux feuilles belles et au fruit juteux. Voilà le Judaïsme. Vraiment, malgré toutes les souffrances subies par ce peuple : « Quelle joie d’être juif ! »
Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo : © americamagazine.org et senscritique.com