Regard sur l’actualité – Nicolas Jutzet
Ce qui semblait poindre avec le Brexit est désormais confirmé. L’Europe qu’on soupçonnait d’être divisible est divisée. La polémique autour du traité économique et commercial global CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) qui devait lier l’Union Européenne et le Canada vient appuyer cette thèse. L’UE est une vieille dame qui ne sait plus à quel saint se vouer. D’habitude très centralisatrice – ce qui explique une partie du désamour qu’elle rencontre – elle s’essaie parfois au fédéralisme. Et bien évidemment, c’est un échec. Comment croire qu’une machine qui d’habitude se suffit à elle-même, puisse, le jour venu, compter sur les différents parlements nationaux et pire, sur la population?
C’est pourtant la brillante idée qu’a eu ce cher Jean-Claude Juncker (président de la commission européenne). Avec cette démarche, il souhaitait répondre à celles et ceux qui jugeaient les négociations trop opaques et dirigées secrètement par la machiavélique main invisible des multinationales. Cette approche est étrange; Juncker souhaite donner une légitimité démocratique à ce traité en confiant son sort aux parlements nationaux, alors même que la décision finale appartenait, selon la procédure habituelle, au parlement européen. Or ce parlement est un parlement d’élus nationaux! L’UE ayant mauvaise presse, il est compréhensible qu’il fut plus simple d’employer la tactique de l’écran de fumée en déplaçant le problème en lieu et place d’une explication de son fonctionnement.
Mais voilà, ce qui devait arriver arriva. Le dossier volumineux issu de longues négociations est rejeté par la Wallonie, région de 3,6 millions d’habitants. Rappelons que le CETA concerne plus de 500 millions d’Européens (sans compter les 36 millions de Canadiens). Après la tyrannie de la majorité, place à la tyrannie de la minorité. En soi, cette situation est plutôt comique pour le citoyen suisse que je suis, mais c’est au moment d’entendre les revendications de nos chers preneurs d’otages que je perds espoir. Ces derniers réclament plus de garanties, notamment en matière de protection de ses agriculteurs et face aux puissantes multinationales.
C’est donc un combat classique: les gentils petits agriculteurs face aux méchantes multinationales. Alors que l’histoire récente et le consensus économique viennent contredire cette théorie depuis des années, certains en restent là. Rappelons que le libre échange rend le monde meilleur, qu’il profite globalement aux peuples, qu’il réduit la pauvreté. Alors certes, l’agriculteur ultra-subventionné sortira perdant de ce processus de mise en concurrence, mais est-ce bien légitime de faire passer son confort personnel devant celui de tous les consommateurs concernés par le traité?
Malheureusement, la logique ne suffit plus dans ce genre de débats; les événements de cette semaine nous confirment une nouvelle hélas bien plus triste: nous sommes entrés dans un nouveau monde. Place à l’ère post-factuelle, un monde où les faits ne comptent plus, ou les idéologies triomphent sur la vérité. Une tendance illustrée par le pathétique affrontement entre deux menteurs multirécidivistes outre-Atlantique, par une remise en question un peu partout dans le monde de la libre circulation des personnes, et par le refus populaire des traités de libre échange.
Il est grand temps pour les économistes de faire d’avantage de pédagogie pour expliquer à la population les bienfaits de l’ouverture des frontières. Or seuls, ils n’y arriveront pas; il nous faut également des politiques responsables qui enfin cessent de penser à leur unique destin personnel en oubliant les faits dans le but de distribuer des cadeaux à leur public cible. Malheureusement, la tendance est contraire. Toutes les élections à venir voient, ou verront s’affronter des candidats populistes aux idées simplificatrices (USA, France, Allemagne). Trump et Clinton vilipendent le libre échange, en France la gauche et le FN font de même, en Allemagne le ministre de l’économie (!) Sigmar Gabriel, leader du SPD, qui se voit succéder à Angela Merkel l’année prochaine, déclare ouvertement son hostilité au «free trade». Comment l’Allemagne, le bon élève, peut-il être guidé par un pareil imposteur?
Nous assistons à une faillite des élites qui, en refusant d’expliquer rationnellement les problèmes que rencontrent les gens quotidiennement (car oui, ils sont nombreux!), font le lit des extrémistes, des héros de ce nouveau monde post-factuel. Les réponses sont simplistes, percutantes, elles viennent flatter les âmes en recherche d’un réconfort. Elles nous mènent à la servitude, à la pénurie, à la décroissance. A la destruction de nos acquis.
«Les avantages du libre-échange sont tellement évidents que l’on peut se demander pourquoi ils ne sont pas universellement reconnus. Les êtres humains, en effet, ont cette caractéristique exceptionnelle d’être tous différents les uns des autres; différents par leurs aptitudes, mais aussi par leurs besoins et leurs objectifs. De là vient l’utilité de l’échange entre les individus. Chacun de nous serait peut-être capable de vivre seul sur une île, comme Robinson. Mais il est dans l’intérêt de chacun de se spécialiser dans les activités pour lesquelles il est relativement plus apte que les autres et d’acheter à ces derniers ce dont il a besoin et qu’il est relativement moins apte à produire. Ce principe, parfois appelé principe d’avantage comparatif, est bien connu dans le domaine de la théorie économique internationale depuis qu’il a été énoncé par David Ricardo.» (Pascal Salin, Libéralisme, 2000)
C’est désormais une question qui me revient chaque jour en lisant le journal: devrons-nous à nouveau nous battre pour la liberté?
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