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Monde

Analyse

La fin de l’histoire, le pari perdu de Fukuyama?6 minutes de lecture

par Clément Guntern
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© Pexels-2

Publiés à six ans d’intervalle, le roman d’anticipation Tempête rouge de Tom Clancy et l’essai de Francis Fukuyama La fin de l’histoire et le dernier homme offrent un contraste saisissant: à la crainte d’une guerre mondiale succède l’euphorie face à une victoire des démocraties. A sa façon, Fukuyama raconte lui aussi un futur inabouti.


NOTRE SERIE «LES FUTURS INABOUTIS». Dans le monde militaire, on dit qu’aucun plan ne résiste à l’épreuve de la réalité. Un constat bien souvent exact en politique également. Les futurs qui paraissaient inévitables en leur temps sombrent dans l’oubli, ou sont moqués, a posteriori bien sûr. Pourtant, s’y pencher à nouveau nous éclaire aujourd’hui, autant sur ce que le monde aurait pu être que sur ce qu’il est devenu. Ces scénarios expriment aussi les craintes et les espoirs de leur époque. Et quelquefois, ces futurs possibles que l’on croyait condamnés à l’oubli refont surface et il s’avère alors, au regard de nouveaux événements, qu’ils disent quelque chose de notre époque.


En un sens, Francis Fukuyama incarne parfaitement la figure de celui qui s’est trompé. La thèse du philosophe américain, aussi marquante que controversée, n’a pas résisté à l’épreuve du temps. En 1992 déjà, alors qu’il affirmait dans La fin de l’histoire et le dernier homme, un essai de philosophie et d’histoire, que l’histoire trouverait son aboutissement dans le triomphe modèle de la démocratie occidentale, l’essayiste s’attirait de nombreuses critiques. Sa confiance démesurée dans la démocratie libérale et sa prédiction naïve de sa victoire finale sur toutes les autres formes de régimes politiques ou d’idéologies a depuis longtemps été battue en brèche par la réalité elle-même.

Le futur imaginé par Fukuyama s’est révélé totalement irréaliste. Inspiré par l’excès de confiance de Washington après sa victoire sur l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), fruit de l’hégémonie américaine, encore loin des guerres sans fin d’Afghanistan et d’Irak, l’ouvrage paraît sorti d’un autre monde… A lire les journaux, difficile de voir que le futur qu’il prédisait s’est réalisé.

Malgré tout, nous pourrions faire l’hypothèse inverse: et si Fukuyama ne s’était pas trompé? Est-ce vraiment un futur possible qui n’est jamais advenu? Ou sa prédiction a-t-elle tout simplement été mal comprise? Et si, malgré l’accumulation des preuves du retour de l’histoire et des idéologies, Fukuyama avait raison?

L’histoire universelle et son achèvement

La première façon d’évaluer équitablement son interprétation du futur, exercice permis par plus de trente ans de recul, est de revenir à son propos et non pas à celui de ses critiques. Quelle était son intention de départ?

En tant que disciple de Kant et d’Hegel, Fukuyama estime que l’histoire possède un sens – vision particulièrement exotique à notre époque relativiste – et qu’il existe «un point final au processus historique qui [est] la réalisation de la liberté sur la terre». En suivant Hegel, Fukuyama estime que «[l]’histoire universelle de l’humanité [n’est] rien d’autre que l’accès progressif de l’homme à la pleine rationalité et à la conscience autonome que cette rationalité s’exprime pleinement dans la démocratie libérale».

Alors que la guerre froide s’achevait, le constat historique à tirer était simple: la démocratie libérale a successivement vaincu tous ses ennemis. Elle a remporté, selon Fukuyama, la bataille idéologique mondiale et toutes les autres idéologies ont été épuisées ou ont échoué à s’imposer comme alternatives viables. Mais comment en arrive-t-il à l’idée de la supériorité de la démocratie libérale qui serait le seul horizon pour l’humanité? Pour en arriver à cette conclusion, Fukuyama estime que deux moteurs alimentent l’histoire universelle: la physique moderne et le besoin de reconnaissance inné à l’être humain.

Le premier de ces moteurs est autant matériel qu’idéel. L’accumulation de savoir scientifique et technologique a joué un rôle crucial, créant les conditions matérielles qui ont permis l’émergence de la démocratie libérale en fournissant des innovations technologiques et avec elles une augmentation de la production et donc de la prospérité économique. De quoi favoriser en conséquence la montée de la classe moyenne et la demande de liberté politique.

Le second moteur n’est pas d’ordre matériel. Fukuyama, tout comme Hegel, postule que l’homme «souhaite non seulement être reconnu par d’autres hommes, mais être reconnu en tant qu’homme» et donc que sa liberté soit reconnue par chacun. «Le développement de l’histoire universelle [pourrait] très bien être compris comme les progrès de l’égalité et de la liberté humaine». A la suite d’Hegel, il conçoit donc l’histoire universelle comme un dialogue entre les sociétés «au cours duquel celles qui sont affectées de graves contradictions internes s’effondrent et sont remplacées par d’autres qui réussissent à dépasser ces contradictions».

Pour Hegel, et Fukuyama le rejoint totalement: «[L]es principes de liberté et d’égalité qui sous-tendent l’Etat libéral moderne» conduisent à des sociétés «libres des contradictions qui caractérisaient les formes anciennes d’organisation sociale et cela devait donc entraîner la fin de la dialectique historique». Et c’est bien à cette décennie 1990 que pourrait ressembler la fin de l’histoire, d’après Fukuyama.

Une vision angélique?

Nul besoin de s’appesantir sur la multitude de contre-exemples survenus depuis la publication de La fin de l’histoire: crise de la démocratie aux Etats-Unis, en Europe, au Brésil et ailleurs dans le monde, ambitions totalitaires et expansionnistes de Xi Jinping, opposition frontale de la Chine à l’Occident, guerre impérialiste de Poutine, révolutions manquées dans le monde arabe, stagnations voire régressions démocratiques en Afrique, en Amérique centrale ou en Inde.

Pourtant, la vision de Fukuyama est loin de l’angélisme qu’on lui prête souvent. Plus que de dépeindre une marche victorieuse de la démocratie dans le monde, sa vision intègre la possibilité de retours en arrière et de régressions démocratiques. Fukuyama n’ignore pas non plus les graves problèmes au sein même des démocraties libérales, y compris les mieux établies et les plus anciennes.

Ainsi, alors même que le contexte de la chute de l’URSS incitait à l’euphorie (sentiment par lequel il s’est tout de même laissé gagner), Fukuyama jugeait opportun de rappeler que «[l]e nationalisme a joué un grand rôle dans les guerres de ce siècle, et [que] sa réapparition en Europe de l’Est et en URSS est bien ce qui menace la paix en Europe non communiste».

Rien ne permet encore de conclure

Tout n’est pas écrit d’avance pour notre auteur. Pour reprendre sa métaphore, «l’humanité pourrait ressembler à un immense convoi de chariots étirés le long d’une route» menant à une destination représentant la démocratie libérale. Certains arriveront ou sont déjà arrivés à bon port, d’autres emprunteront des routes moins directes, d’autres s’arrêteront en chemin en pensant être parvenus au bon endroit puis repartiront, d’autres encore resteront enlisés dans les sables.

Pour lui, même sur un temps long, toutes les possibilités restent ouvertes. Et, surtout, «malgré la récente révolution libérale qui a secoué le monde entier, les témoignages que nous pouvons recueillir sur la direction de la migration des chariots ne permettent pas – provisoirement – de conclure» qu’il n’y aura qu’un seul voyage et qu’une seule destination.

La question de savoir si l’idée de Fukuyama représente véritablement un futur inabouti, paradoxalement, aboutit à une impasse. Impasse dans laquelle on chercherait à comprendre une large réflexion philosophique sur l’histoire à l’aune d’événements se déroulant sur à peine trente ans. Si la victoire finale de la démocratie annoncée n’est pas – encore ? – advenue, il n’en reste pas moins que la période actuelle, marquée par la résurgence d’un front idéologique opposé aux démocraties libérales, se profile pour elles comme un test de résilience. Quoi qu’il en soit, une question se pose à nouveau à notre époque: est-ce que la démocratie libérale pourra l’emporter sur ses idéologies concurrentes?

Ecrire à l’auteur: clement.guntern@leregardlibre.com

Vous venez de lire une analyse tirée de notre édition papier (Le Regard Libre N°96). Retrouvez la suite de cette série «Les futurs inaboutis» le mois prochain.

Francis Fukuyama
La fin de l’histoire et
 le dernier homme 
 

Flammarion 
2018 [1992] 
656 pages

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