Article inédit – Vincianne Hennrich
Notre siècle est marqué par l’avènement d’internet et des réseaux sociaux. Quels impacts dans un conflit d’ampleur mondiale au XXIe siècle? Des opérations d’influence aux actions directes en passant par l’open source, analyse de l’importance des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans la guerre d’Ukraine.
Si, par le passé, les correspondants de guerre exerçaient déjà, ces derniers étaient bien souvent limités par de nombreux facteurs: filtrage des contenus, délais de transmission, manipulation de l’information. Aujourd’hui, la libre diffusion de données est assurée par le biais des réseaux, en temps réel. Dans le conflit ukrainien, de grands reporters actuellement sur place à Kiev racontent quotidiennement «la guerre» depuis une semaine via des storys postées sur le réseau social Instagram ou des posts sur Twitter ou Facebook. Parfois, on les trouve même en «live» en train de rapporter les faits dans une vidéo.
Or, si cette nouvelle réalité permet aux journalistes spécialisés de mettre des contenus importants à la disposition du plus grand nombre, dans un délai très restreint et surtout de manière libre, ces moyens sont également à la portée de l’ensemble des citoyens. Ces derniers peuvent ainsi partager leurs propres témoignages et relater des faits. Ce qu’on appelle pompeusement les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), pour parler d’internet et de tout ce qu’il permet dans ce domaine, permettent donc la libre circulation de l’information pour que tout un chacun soit potentiellement témoin de l’Histoire – et ce, sans délais. Cette nouvelle donne a néanmoins des limites.
Information, mésinformation et désinformation
Alors que tout le monde peut publier des informations, tout le monde peut également publier des fausses informations et tout le monde peut les consulter et les interpréter à leur manière. C’est ainsi que dans la nuit du 24 eu 25 février dernier, la «twittosphère» était en ébullition quant au suivi de l’activité aérienne dans la région ukrainienne. Trois avions de transport de type Il-76 quittant Lviv ont été observés via le site Flight Radar. Des individus tenant des comptes spécialisés en renseignement d’origine sources ouvertes (ROSO) – ou open sources intelligence (OSINT) en anglais – sur Twitter ont relayé cette information. De nombreuses hypothèses ont alors été avancées par les internautes: a-t-on affaire à une rotation en vue d’une aide humanitaire? A un approvisionnement en équipements militaires? à l’ex-filtration du gouvernement ukrainien? Cette dernière hypothèse s’est transformée en rumeur. Les réseaux peuvent alors amplifier le phénomène des «fake news» («informations fabriquées»).
Un clic suffit à propager des nouvelles. Seulement, celles-ci sont parfois non vérifiées ou mal vérifiées (c’est alors de la mésinformation). Pire encore, elles peuvent être instrumentalisées par un parti politique, un camp, un Etat (c’est alors de la désinformation). Le 25 février au soir, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est filmé en direct dans les rues de Kiev où il a réitéré l’opération le lendemain 26 février. Le but? Au-delà de l’opération de communication et de soutien envers ses concitoyens, il s’agissait d’attester sa présence dans la capitale et ainsi de faire taire les rumeurs de sa fuite vers Lviv.
Le président de la chambre basse russe (la Douma d’Etat) avait précédemment déclaré dans la journée que le chef d’état ukrainien avait abandonné Kiev pour l’ouest du pays, préparant potentiellement son ex-filtration. Cette fausse information avait été publiée par des médias de propagande russe tels que Sputnik News et RT (Russia Today) et ensuite partagée sur les réseaux sociaux, créant parfois la confusion. La vigilance doit donc être de mise quand la diversité des informations diffusée sur le Net peut être largement influencée par les différents acteurs engagés dans un conflit.
Les armes des réseaux sociaux
La frappe russe de l’antenne de télévision ukrainienne le mardi 1er mars a momentanément interrompu la diffusion de plusieurs chaînes TV. Dans la soirée même, les communications ont été rétablies.
Cette tentative de mise à mal des communications ukrainiennes est représentative de la vision de Vladimir Poutine de la guerre actuelle: désuète, voire obsolète. En Occident, la guerre ne se joue pas, en ce XXIe siècle, sur les plateaux télé. La guerre se raconte et se rapporte majoritairement sur les réseaux sociaux. Mettre hors service une antenne ne sonne pas la fin d’une propagande d’Etat et de l’information; les citoyens créent leurs propres supports pour se tenir au courant des événements et communiquer entre eux, en dehors de tout contrôle étatique.
Le gouvernement ukrainien lui-même privilégie les annonces sur les réseaux sociaux: Twitter, Facebook, Instagram…. Le président Zelensky, ou d’autres autorités telles que le vice-premier ministre, également ministre de la transformation digitale, Mykhailo Fedorov, usent quotidiennement de ces outils, transformés en véritables armes. Une manière de fédérer, mais surtout de se rendre accessible au peuple ukrainien.
Une défaite de la cyber-guerre russe?
C’est la loi de harcèlement dit maximal: tromper l’ennemi, notamment à travers un flux d’intox qui sèmera la confusion et le doute. Il devait s’agir – selon les experts qui analysent la situation depuis des années, bien avant la guerre actuelle – de la technique russe phare, et notamment dans le domaine numérique. Mais alors que le dirigeant Poutine et son gouvernement semblaient justement être préparés à mener une cyber-guerre (une guerre numérique), pour l’instant, il n’en est rien.
S’il est indéniable qu’une intense guerre de propagande a lieu sur les réseaux à ce jour, l’Ukraine semble pour l’heure aussi bien résister physiquement que virtuellement aux attaques de l’envahisseur. Etonnamment, il n’y a donc pas de domination russe sur ce plan. Bien que le gouvernement ukrainien n’ait pas été doté d’une composante cyber, il a su rebondir et constituer une composante armée numérique en seulement quelques jours, via un appel sur le réseaux sociaux. L’Ukraine peut également compter sur le soutien du groupe d’hacktivistes (activistes cyber) Anonymous, ayant déclaré officiellement la guerre à la Russie au lendemain du début de l’invasion.
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Mais si une bataille semble se jouer en «direct» sur les réseaux via des opérations d’influence diverses, la guerre se joue également de l’autre côté des écrans quand les partis adverses se scrutent.
D’un post au renseignement, il n’y a qu’un clic
Déjà en 2015, des positions de militaires russes en Crimée avaient pu être déterminées du fait que les soldats partageaient des photographies géolocalisées. Aujourd’hui, la «SecOps» (sécurité des opérations) russe semble une nouvelle fois avoir été mise à rude épreuve alors qu’une Ukrainienne rapportait le 26 février dernier avoir communiqué avec des militaires russes via l’application de rencontres amoureuses Tinder, basée sur la géolocalisation. Si cette anecdote fait sourire dans un premier temps, elle devrait surtout nous inspirer plus de questions sur les partages. Par exemple: est-ce que cela pourrait porter préjudice à des opérations en cours? Tout ce qui est publié sur les réseaux peut être exploité. Tout post photo ou vidéo d’opérations militaires apportera des précisions sur les positions mais aussi sur le matériel engagé par exemple. Et toutes ces données pourront être utilisées par l’une des parties pour anticiper, voire contrer, des actions futures de l’adversaire.
L’OSINT est un outil puissant, en témoigne le profil du Britannique Eliot Higgins, fondateur du site bellingcat. L’employé de finance s’est transformé en véritable analyste de conflits et d’opérations militaires, entièrement à distance et uniquement grâce aux informations partagées sur les réseaux. Aujourd’hui, Eliot Higgins est connu entre autres pour avoir révélé les preuves d’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien et pour avoir démontré l’implication de l’armée russe dans le crash du MH17 des Malaysia Airlines, en Ukraine.
En fin de compte, la communication instantanée d’informations parfois cruciales ne desservirait-elle pas les opérations étatiques? Oui. Mais elle leur est aussi utile, et même indispensable. Seule compte la manière dont ces informations sont triées, puis vérifiées, pouvant être ainsi transformées en véritables renseignements. Prendre du recul sur une information relayée sur les réseaux, au même titre que l’on prendrait en compte la ligne éditoriale d’un journal à la lecture d’un article, voilà qui est essentiel. D’autant plus quand le pathos entre en compte, le narratif de guerre, poignant et émouvant, pouvant parfois modifier la perception que nous avons du réel.
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