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Littérature

Critique

Le simple désir de durer6 minutes de lecture

par Arthur Billerey
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archive

Entre humour et tendresse, Peter Stamm réussit un roman singulier, intensément humain, poli par le souvenir amoureux et l’inquiétude de vivre au sein d’un monde aux transformations trop rapides.

L’attirance des contraires

Elle, c’est Franziska, ex-chanteuse de variété à succès connue sous le nom de Fabienne, qui a passé sa vie d’une scène à l’autre, toujours dans le mouvement et la chanson, chantant de temps en temps Barbara, souvent éprise et amoureuse, une fois d’un footballeur, une fois de son producteur, une autre fois d’un inconnu. Elle a brûlé la vie par les deux bouts. Lui, c’est le narrateur, solitaire endurci, célibataire au chômage, ancien archiviste dans un journal où il répertoriait, classait, étiquetait les coupures de presse. Jusqu’au jour où, parce que le monde évolue, le service iconographique a rejoint le service de documentation, puis plus rien. Il préfère travailler dans l’ombre que parmi la foule, cherchant à classer le monde à l’abri, chez lui, plutôt que créer quelque chose, plutôt que sortir car, lorsqu’il est dehors, il se sent mal et emprunté. Sa cave, adaptée pour l’occasion, couverte d’archives en tous genres, de rayonnages mobiles, de rails, tout cela racheté de sa poche à l’entreprise où il travaillait, devient sa tour de guet depuis laquelle il se remémore et observe passer ses souvenirs.

Elle, est dans le mouvement, lui dans la fixité. Les deux se sont connus pendant l’enfance, sur le chemin du retour de l’école. Ils ont appris à se découvrir. C’est là qu’ils sont tombés amoureux. Ils garderont contact encore après les études supérieures, l’un n’oubliant pas l’autre, même si le narrateur restera plus amoureux de Franziska, durant plusieurs décennies, unilatéralement, d’un amour qui résiste donc au passage du temps, à l’image de sa conception la vie.

«Je vais dans la chambre où n’a jamais dormi personne d’autre que mes parents. Les lits sont encore faits, comme s’ils pouvaient revenir d’un jour à l’autre. Ça peut paraître fou, mais je ne suis pas fou. Je ne veux simplement pas que quelque chose se transforme, ce n’est quand même pas un crime. Résister au passage du temps, ne pas se laisser emporter par le flot des transformations. Impression que je vis dans mes souvenirs comme dans cette maison, dans un éternel présent où rien ne disparaît, où tout pâlit peu à peu, s’empoussière, se dissout.»

Le simple désir de durer

Au moyen d’une écriture simple, poétique et parsemée d’une douce mélancolie, le narrateur se remettant sans cesse en question, ouvrant grand les tiroirs de sa vie pour comprendre son passé, et se comprendre, oscillant entre son enfance, son adolescence et son premier travail, avec toujours comme ligne de mire sa relation avec Franziska, dont il reste simplement amoureux, Peter Stamm nous montre ici toute la force d’un simple amour qui dure et repose cette question fondamentalement littéraire: peut-on aimer pour toujours?

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Ce simple amour qui dure, proche du désir de durer, se traduit aussi par les archives, omniprésentes, débordantes, qui forment le ciment de papier de ce roman. Des archives classiques, sur l’actualité, triées par le narrateur, qui possède aussi un dossier spécial sur son amour Franziska, qu’il rouvre parfois, à des archives plus étonnantes et singulières, qui révèlent la propension du narrateur à vouloir réellement classer le monde dans des trieurs, selon un thésaurus particulier: «j’en sors deux et j’écris dessus Bruits de l’eau et Bruits des oiseaux en vol, et je les ajoute à la pile posée…», et qui révèlent aussi quelque chose de plus grand, en posant les bases d’une réflexion quasi mystique liée à l’utilité des archives: «J’aimerais lui parler de l’Etre au monde, de Dieu comme grand archiviste qui enregistre nos actions non pour nous juger mais pour que rien de se perde. L’univers comme de gigantesques archives n’ayant autre but que de se refléter elles-mêmes, réseau infini de choses, d’êtres et d’évènements tous reliés les uns aux autres et au milieu nous deux, complètement insignifiants mais pas seuls.»

Se souvenir de son passé, le réinterpréter, se remémorer au point d’en faire parler les acteurs de ses souvenirs, chez le narrateur, c’est à la fois trouver des réponses et se dire à soi-même: «Avais-je été à ce point aveugle?» Mais derrière ces souvenirs ressassés, qui rythment tout le roman, apparaît aussi un effet inverse. A force de se souvenir, de se souvenir dans l’excès, n’abîmons-nous pas un peu nos souvenirs? Certains ne sont-ils pas fragiles, comme une sculpture en pâte à sel, qu’il ne faudrait plus toucher, au point de les briser? Ne faut-il pas justement ne pas se souvenir, pour qu’ils gardent toute leur authenticité, leur vérité et tout leur éclat? Le narrateur, en dehors de son amour pour Franziska, en dehors du roman et de son histoire intime, pose une question essentielle, qui nous dépasse en tant qu’êtres intelligents, consciencieux et conscients. Cette question, anodine, ce serait la suivante: «Pourquoi je me souviens de ça, alors que ça n’avait absolument aucune importance?»

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Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com

Peter Stamm 
Les archives des sentiments 
Traduction de Pierre Deshusses 
Christian Bourgois 
2023 
192 pages 

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