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Les drapeaux effilochés3 minutes de lecture

par André Durussel
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les drapeaux effilochés

Dans ce billet, l’écrivain suisse André Durussel replonge dans certains écrits de Péguy, non sans résonance avec notre présent. Cette lecture l’amène aussi vers d’autres pensées.

Ces jours, je relis des pages écrites par Charles Péguy, né le 7 janvier 1873 à Orléans, il y a aura bientôt 150 ans. Pourquoi cela? Non seulement parce que la guerre en Ukraine nous replace tous, qu’on le veuille ou non, dans le contexte d’un conflit qui se poursuit actuellement, avec son cortège d’horreurs, de bombardements et de réfugiés, mais aussi par ses similitudes avec le mois de septembre 1914 à Villeroy, dans la Marne, où Péguy tombera le 5 septembre, dans sa quarante-et-unième année.

Sous le titre Le mécontemporain, Alain Finkielkraut nous avait rappelé, il y a une trentaine d’année déjà, l’actualité de ce paysan normalien, tout à la fois dreyfusard, catholique et socialiste. Réintégrer dans la cité intellectuelle d’aujourd’hui sa pensée poétique et critique, voire prophétique, était, me semblait-il, une nécessité.

«Les drapeaux effilochés, usés, pliés à la hampe comme la voile au mât»

Charles Péguy avait fondé en date du 5 janvier 1900 Les Cahiers de la Quinzaine. Avec d’immenses difficultés pécuniaires, cette publication tiendra toutefois jusqu’au 26 avril 1914. A ce sujet, qu’on me permette d’évoquer brièvement ici une entreprise personnelle qui, toutes proportions gardées, m’a souvent rapproché de Péguy. C’est celle de la revue culturelle ESPACES (1975-2000), que j’avais fondée avec la poétesse Vio Martin, amie de Gustave Roud, et la journaliste et chorégraphe Jacqueline Thévoz, tout d’abord comme supplément au Journal de Moudon, puis autonome dès le mois de janvier de l’année 1980. Mais revenons à Péguy! C’est effectivement en juin 1909, dans un numéro des Cahiers de la quinzaine, qu’il écrit ces lignes prémonitoires. Celles d’une grande guerre qui se prépare:

«Ces centaines de milliers d’hommes penchés de la même pente, le corps tendu en avant. Les énormes alignements moussus, fins ou carrés, linéaires ou trapus sur le mouvant terrain, d’hommes au jarret également tendu. Et les drapeaux, couchés comme eux, battant comme eux, les drapeaux déchirés, claquant comme eux, déchirés comme eux… Les drapeaux inclinés de la même inclinaison, battus comme eux de la même tempête, claquant comme eux, craquant comme des branches, comme des vraies branches d’arbre, noyés du même flot, battus de la même tourmente. Les drapeaux effilochés, usés, pliés à la hampe comme la voile au mât, tendus comme eux, pointant, pointant comme eux, culbutés comme eux à la face du ciel, terrassés comme eux, vaincus comme eux – se relevant comme eux.»

Je relis aussi cette «Prière pour nous autres charnels» que le compositeur et organiste Jehan Alain (1911-1940) a mis en musique pour ténor, basse et orgue, cela avant qu’il ne tombe à son tour le 20 juin 1940 sur un autre champ de bataille, à Saumur:

«Mère, voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu’ils ne soient pas pesés comme on pèse un démon.
Que Dieu mette avec eux un peu de ce limon
Qu’ils étaient en principe et sont redevenus.»

L’essentiel, pour un écrivain, est de donner ce qui en lui demandait à être exprimé. Mais aussitôt après, l’œuvre cesse de lui appartenir. Péguy s’en est expliqué à plusieurs reprises et non sans angoisse. Il a défini cette étrange vie posthume d’une œuvre, éternellement remise aux lecteurs pour un achèvement toujours aléatoire.


André Durussel est écrivain et essayiste, avant tout poète.

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