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Littérature

Les lettres islandaises (3/3)

Laxness, le souffle épique de l’Islande8 minutes de lecture

par Clément Guntern
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Ary Pleysier, «Vue d’une plage avec des bateaux». Photo: Wikimedia Commons

Malgré son prix Nobel de littérature reçu en 1955, Halldór Laxness demeure inconnu dans nos pays. Il est pourtant considéré comme le plus grand écrivain islandais moderne.

Aujourd’hui, et ce dans toute l’Europe, parler de l’âme et qui plus est de celle d’une nation vous fait passer pour ringard ou, pire, pour un fasciste. Et pour cause, l’âme et la nation sont des termes qui ont fait leur temps, et à partir desquels beaucoup de maux sont survenus au XXe siècle. Il est un peuple d’Europe qui, au moment où le continent sombrait dans les flammes, a porté aux nues celui qui est aujourd’hui considéré comme l’auteur ayant su incarner et présenter l’âme grandiose d’un peuple minuscule. C’est que cette nation a eu tant de mal à revivre après les siècles sombres de son passé. Il fallait lui rendre son honneur, sa dignité, et montrer à la face du monde que l’âme islandaise aussi était grande.

Alors que l’autonomie de l’île avait été lentement acquise depuis la toute fin du XVIIIe siècle, l’Islande recevait en 1904 un régime parlementaire, mais toujours pas l’indépendance du Danemark. C’est en 1902 que naît, dans une ferme au nord de Reykjavik, Halldór Laxness, ou juste Halldór à la mode islandaise.

Le retour vers les racines

Halldór donc, naît dans une époque de profonds bouleversements pour son pays. La modernité s’implante lentement et la société évolue. Homme de passions et de mouvements perpétuels, il voyage dans le monde entier et embrasse les idées de ses contemporains avec enthousiasme, puis les abandonne avec fracas. Il va se tourner à nouveau vers son pays, là où, presque naturellement, il devait finir. Dans une des lettres qu’il écrivit à sa fiancée alors qu’il était aux Etats-Unis, il expliquait: «J’ai vécu de nombreuses aventures enrichissantes ici qui m’ont appris à juger ma propre valeur à l’aune de ma nationalité. Je suis un Islandais, l’Islandais complet, c’est ce que j’ai que j’ai pu apprendre au cours de ces derniers mois.» A partir de ce moment-là, il redécouvre ce que seront ses véritables inspirations et ce qui lui donnera sa stature pour la postérité: l’héritage quasi millénaire de la littérature islandaise.

Le grand auteur islandais Halldór Laxness en 1973. Photo: Friedrich Magnussen (1914-1987) Photo: (via Wikimedia), sous CC BY-SA 3.0

Un de ses romans, Gens indépendants (1934) va le porter vers le sommet, qu’il n’atteindra que peu de temps après, avec son chef-d’œuvre, La Cloche d’Islande, publié entre 1943 et 1946. Le premier raconte, à la mode des sagas des familles, la vie de Bjartur luttant pour devenir puis rester indépendant au début du XXe siècle, alors que son pays change profondément. Le second roman présente la vie en Islande durant ses siècles noirs, plus particulièrement le XVIIIe, à travers trois personnages: Jón Hreggvidsson, le pauvre paysan devenu brigand, la belle et noble Snaefrid soleil d’Islande et le savant Arnas Arnaeus, qui tente de sauver les trésors de la littérature islandaise. Halldór a fait de ces personnages les porteurs de toute l’âme islandaise et donc de tout le Nord ancien.

L’âme de l’Islande

La question que soulève Laxness est simple: comment être Islandais si ce n’est en cherchant toujours à être indépendant? C’est en réalité la seule façon de vivre pour ses personnages qui évoluent dans une nation miséreuse que les étrangers et parfois ses élites conspuent. Ne disait-on pas que les portes de l’enfer se trouvaient en Islande, au pied du volcan Snæfell? En Islande, Jón doit lutter contre le monde entier: les Danois, leur roi et ses commerçants qui refusent aux Islandais jusqu’aux cordes de chanvre. Celles-ci vont devenir le symbole dramatique et ironique de la domination de Jon, lorsqu’après en avoir volé une, il est condamné à mort.

Tout joue contre Jón et Bjartur. Il faut se battre pour exister. Jón lutte pour sa liberté et une corde; Bjartur pour son indépendance matérielle et ses moutons. Les deux paysans, mais aussi Arnas Arnaeus, incarnent l’opposition à cette succession de malheurs. Bjartur mène «sa guerre mondiale» contre la nature, la pluie, le froid, les autorités locales qui veulent toujours avoir pitié de lui et contre les vers qui déciment ses moutons. Ces personnages sont les héritiers du vouloir-vivre des Vikingz; ce formidable dynamisme qui pousse ces hommes car, au fond, ils savent leur valeur en tant que peuple. Jón est torturé, battu, enfermé, nié par tous les gens puissants. Mais dans La Cloche d’Islande, c’est le seul à triompher et à imposer sa présence du début à la fin de l’histoire, alors que le gouverneur et le roi vont mourir.

Bjartur mène également un combat contre le destin et la superstition. Il a évidemment entendu que la terre qu’il a achetée était maudite, mais ne veut pas y prêter attention. Croire en ces superstitions revient à perdre son indépendance. Il renomme le lieu Sumarhus, la maison de l’été, et refuse de se laisser imposer autre chose que son destin d’homme indépendant. Il ne croit qu’en une chose: ses moutons. Bjartur les choie et ne se fait de souci que pour eux. Quand les nuages pointent à l’horizon, c’est à eux qu’ils pensent, quitte à laisser seule sa femme ou sa famille face aux dangers.

La lutte contre l’oubli

L’âme de l’Islande serait incomplète sans son trésor préservé durant des siècles: sa littérature. La Cloche d’Islande et, dans une moindre mesure, Gens indépendants en font état comme d’un rocher auquel se raccrocher pour les temps les plus durs. Lorsque la misère du peuple islandais, dans La Cloche d’Islande, s’étale aux yeux de tous, il ne reste que cette littérature comme fierté, la seule marque de leur gloire. Jón et Bjartur tirent leur fierté et leur vitalité des sagas de ses héros. Mais le trésor se perd alors que la misère frappe l’île. Les textes antiques sont déchirés et les bouts de parchemins et de tissus sur lesquels ils tenaient se retrouvaient plus souvent dans la fourre des matelas ou des duvets. C’est donc l’histoire d’une lutte contre l’oubli que mène Arnas Arnaeus, inspiré par Arni Magnússon le collectionneur de manuscrits, sur toute l’île et à Copenhague où il vit. Arnas Arnaeus est l’incarnation du savoir et de la mémoire d’une Islande passée et glorieuse. Le savant dit non d’une autre façon à la domination et la misère de son peuple. Il dépense toute sa fortune pour racheter et conserver les livres des temps anciens. En apparence vaincu à la fin, il garde pourtant l’âme du Nord dans ses manuscrits et triomphe à travers Jón le brigand dont il a soutenu l’honneur et par là celui de son pays.

La littérature se vit aussi tous les jours. Halldór nous montre sans romantisme un peuple qui compose des poèmes dans les champs, et qui connaît par cœur des poésies splendides ou scabreuses depuis des générations. Même le brigand pouilleux Jon, personnage caustique et fier, connaît tous les Rímur de Pontus l’Ancien qu’il se raconte à lui-même et appuie ses interventions de vers. Bjartur n’aime pas la poésie nouvelle, lui qui a appris les anciens poèmes obscurs. D’ailleurs, il en compose dans sa tête, en pleine moisson qu’il va réciter à ses amis ou les garder pour lui lorsqu’il travaille dans les prés. Cela pourrait paraître un idéal de société qu’Halldór nous décrit, mais cette poésie de tous les jours était une réalité en Islande.

Les lumières du Nord

La nature est évidemment omniprésente en Islande et donc dans les récits d’Halldór. La lumière magique du Nord, les landes désertes et les montagnes bleues recueillent tous ses récits. Il magnifie la vision des anciens nordiques, toujours présente actuellement en Scandinavie, qui ne voient de sens à séparer le décor de ses habitants. La nature est leur rythme, elle impose, elle donne et reprend. Ils vivent avec elle en permanence, ils la chantent et ils la maudissent quand la pluie détrempe le foin des moutons. Alors que ceux qui chantent la vie dans la nature, ses bienfaits pour l’homme, sont raillés. Dans Gens indépendants, Halldór présente la femme du Bailli de cette façon. Elle devient la caricature de la citadine assurant aux paysans que la nature est merveilleuse et que les gens qui y vivent doivent être heureux. Les tirades romantiques enflammées sur la beauté de la nature deviennent ridicules face à ces paysans qui mettent l’intérêt de leurs moutons avant tout. En voilà, un thème encore bien d’actualité chez nous.

Ces œuvres marquent le renouement avec la grande tradition de la narration islandaise dont Halldór marqua le renouveau dans la littérature islandaise depuis le temps des sagas. Les dialogues sont étonnamment vivants, peu importe dans quel registre ils évoluent: aérien, noble et subtil chez Snæfried, ou alors rude, pragmatique, voire vulgaire chez Bjartur et Jón. Peu importe le message des personnages, les dialogues sont toujours parodiques comme lorsque Bjartur et les invités à son mariage parlent des vers qui infestent les moutons au printemps et dissertent sur le meilleur remède comme des scientifiques. «Variété de tons, des tournures, des genres et des modes d’écritures», comme le résume Régis Boyer.

Un pays et son écrivain

L’œuvre d’Halldór Laxness, bien que située historiquement, ne demande pas une connaissance encyclopédique pour prendre en sympathie un tel peuple. La reconnaissance internationale, malgré le prix Nobel qu’il reçut en 1955, s’est très longtemps fait attendre; encore qu’Halldór Laxness demeure un inconnu dans nos contrées. Mais le plus important pour lui demeura l’Islande pour laquelle il avait dédié son œuvre. Dans le port de Reykjavik, depuis le bateau qui le ramenait après son prix Nobel, Halldór prononça ce discours: «Et je veux remercier le peuple islandais en faisant encore une fois une très courte citation à laquelle j’ai déjà eu l’occasion de faire référence. Il s’agit d’un poète qui envoya un poème à sa bien-aimée. Lorsqu’elle l’en remercia, il répondit par ces mots: ‘‘Ne me remercie pas, les poèmes c’est toi qui me les as tous donnés.’’ Cette réalité est irréductible même si cette distinction, que je n’attendais pas, m’a été accordée par une éminente fondation étrangère, je veux remercier mon peuple, remercier ici le peuple islandais, en ce matin automnal plein d’espoir, et je veux lui souhaiter du succès pour les temps à venir.»

Vous venez de lire un article tiré de notre série «Les lettres islandaies» et paru dans notre édition papier (Le Regard Libre N° 57).

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