Le Regard Libre N° 50 – Loris S. Musumeci
Dossier spécial FIFF 2019
Il en est à son premier long-métrage, et déjà il fait beaucoup parler de lui. Dong Yue raconte à travers The Looming Storm (titre francophone: Une pluie sans fin) l’histoire d’Yu Guowei, chef de la sécurité dans une vieille industrie de l’Etat. On est en 1997, au sud d’une Chine qui se transforme. Une série de meurtres de femmes est commis dans les alentours de l’usine. Yu enquête, jusqu’à l’obsession. D’autant plus que la police locale semble lâcher prise. Lorsqu’il perd son travail, comme de nombreux autres employés, il continue néanmoins sa poursuite du meurtrier soupçonné. Jusqu’à s’attirer des ennuis, jusqu’à en causer.
Loris S. Musumeci: Dong Yue, qu’est-ce vous a mené au cinéma et à la réalisation de The Looming Storm, qui est votre premier long-métrage?
Dong Yue: J’ai achevé mes études en cinéma à l’Académie de Cinéma de Pékin en 2006. Après quoi j’ai exercé le métier de caméraman. Assez rapidement, j’ai assisté la réalisation de films qui n’ont pas vraiment connu le succès. C’est pourquoi, en 2010, le désir m’est venu de suivre ma propre voie. J’ai commencé à écrire, sur des sujets qui m’intéressaient, pour voir naître un jour un film façonné par mes mains. Cinq ans sont passés avant que je rencontre un producteur qui accepte de me soutenir dans mes projets. Et voilà que peu à peu a commencé la réalisation de The Looming Storm.
Et pourquoi ce film-ci, qui appartient à la fois au genres policier et social?
Mon intérêt principal, c’est les changements sociaux en Chine. Chaque grand changement dans mon pays a eu des conséquences très fortes sur les individus, notamment en 1997, année durant laquelle se déroule le film. Considérez bien, qu’en Chine, un changement social change directement la vie de chacun. D’autant plus que je souhaitais passer un message par mon film, et ne pas me contenter simplement de faire de l’esthétisme.
Le titre de votre film évoque le climat, mais quel lien tissez-vous entre les questions climatiques et la trame du film
Lorsque je cherchais un lieu approprié au tournage, je me suis rendu dans nord-est de la Chine. Le climat y est froid et hivernal. J’ai été cependant moyennement convaincu par l’endroit, dans la mesure ou de nombreux réalisateurs avaient déjà exploité ses paysages. Ainsi je suis allé plus au sud, dans la province du Hunan. Après avoir échangé avec la population locale, j’ai appris qu’en hiver la pluie tombait sans cesse. Et ce n’est pas sans influence sur la vie des gens; l’influence sur leur état d’esprit est majeure. Là-bas, la pluie est source de déprime. Et c’est justement ce que je cherchais comme ambiance pour mon film. La neige, en revanche, y est très rare. Elle symbolise le rêve et l’irréel. Je me suis dit alors, comme vous avez pu le remarquer, qu’il y avait quelque chose à faire avec cet aspect-là.
Vous parlez de neige, comme symbole d’illusion, et je me demande alors où se trouve la frontière entre la réalité et le rêve dans votre film.
La frontière y est effectivement très floue. Simplement, par cette confusion, je veux donner un espace libre de réflexion au spectateur. Qu’il se questionne aussi sur la part d’illusion que revêt sa propre vie. Quelle est la place de nos phantasmes? Notre imagination nous dépasse-t-elle? Peut-elle nous faire sombrer dans un gouffre?
Concernant votre personnage principal, Yu, comment l’avez-vous construit?
Ce personnage n’a pas beaucoup de liens avec moi. Mais il en a avec des personnes dont j’ai entendu des témoignages qui m’ont marqué. Depuis mon enfance, j’ai entendu des histoires racontées par des aînés qui travaillaient dans des usines étatiques sous le «système d’économie planifiée». Dans ces usines, il y avait des agents de sécurité, comme Yu, qui ne sont pas de vrais policiers. Il faut bien comprendre, qu’à cette époque, le décalage entre riches et pauvres était moindre, alors qu’il y avait un fossé entre les statuts sociaux. Yu est justement très représentatif d’une classe sociale inférieure. Et je voulais parler de gens comme lui: des petits.
En plus d’être au bas de l’échelle sociale, ce pauvre Yu semble un peu perdu dans l’enquête qu’il mène et il finit même par perdre son travail. Est-il la figure même du looser?
Oui, vraiment! Yu est un échec. Et ce n’est pas le seul; de nombreux autres ouvriers se sentent aussi perdants et déçus. A cause des réformes politiques, beaucoup ont subi le licenciement et les problèmes qui vont avec.
Il ressort de l’image, à mon sens, une vraie beauté à partir de paysages industriels. Ces derniers créent carrément une esthétique toute particulière, faite de cheminées, tuyaux, fumée, wagons, flammes, escaliers et tant d’autres éléments caractéristiques. Comment avez-vous travaillé à partir de ces paysages?
Outre la question du climat que j’ai évoquée tout à l’heure, le lieu du tournage s’est bien présenté également en raison de la présence de ses usines. Je me suis concentré sur une ville industrielle dont le décor m’a paru parfait. Mais encore une fois, ça n’a pas été tâche facile. Depuis vingt ans, le paysage a énormément changé en Chine, et rares deviennent les industries qui ont un air ancien comme celles du film. J’aime bien d’ailleurs ce style qui donne aux usines des allures de labyrinthes voire de monstres, qui vous bouffent le sens de l’existence.
La caméra accorde également une place très importante aux visages des personnages. Suffit-il de penser à la scène d’ouverture du film qui montre Yu de dos pour se planter ensuite, rigide, face à lui. Que disent-ils, ces visages?
Au travers de ces visages, j’ai voulu raconter la vie d’une génération. Ce qui a changé pour eux, lorsqu’ils ont subi la relation entre l’homme et le temps. Que le film commence avec un personnage, et son visage qui se révèle sans tarder, n’est peut-être pas anodin. Sans doute que les plans se sont agencés de cette manière, parce qu’avant toute chose, j’ai voulu parler d’un personnage, qui devient ensuite le fil rouge du film. Yu a un taux d’apparition qui se trouve au-dessus des nonante pourcents.
Le sujet que vous avez abordé est dur. On y trouve de la violence, de la tristesse, du chômage, de la mort. Néanmoins, la beauté des images est certaine. Et je crois même y avoir décelé quelque peu de joie, notamment dans la relation amoureuse entre Yu et sa compagne, et dans un bal populaire sur la place de la ville. Avez-vous voulu livrer par là une lueur d’espoir?
Pour être honnête, j’ai plutôt l’impression qu’il n’y a pas du tout de joie dans mon film.
J’ai donc eu une autre perception que vous.
Et c’est votre droit! Pour moi, en tout cas, tout le film me paraît étouffer sous une pression énorme, même dans les scènes du bal populaire ou dans la relation amoureuse. Toute l’atmosphère est dépressive. Beaucoup de détails du long-métrage jouent d’ailleurs le rôle de métaphores, plutôt tristes. Le pistolet à impulsion électrique, sous forme de bâton, qu’utilise Yu, est un signe d’impuissance. Sans cette arme, il ne se sent même pas homme. Ça en dit beaucoup sur les hommes de cette époque et de cette classe qui ne se sentaient pas virils, parce que petits et sans aucun pouvoir.
Vous l’aviez dit vous-même lors de votre prise de parole à la projection du film: The Looming Storm a fait beaucoup de bruit mais a été extrêmement blâmé par le public. Pensez-vous toutefois continuer le cinéma? Toujours en Chine?
Oh oui, je compte bien aller de l’avant. Pour moi, la Chine est le terreau de mon inspiration. Je vais continuer à réaliser des films sur des personnes banales, qui n’ont aucune importance. Yu est représentatif du Chinois, et je veux que mes créations futures gardent un caractère proprement chinois. Aujourd’hui, beaucoup de films qui se sont font dans mon pays ressemblent énormément au cinéma hollywoodien. Je trouve que c’est dommage, parce qu’un regard chinois sur un sujet chinois peut nous apporter énormément; surtout lorsqu’il s’agit de parler de ceux qui ont souffert.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
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