Chaque mois, Le Regard Libre publie le roman inédit Le retour du jeune auteur suisse Elliot Mazzella, sous forme de quinze épisodes. Retour à la fiction en ces pages, retour à la vieille tradition du roman-feuilleton.
La convalescence de Joseph touche à sa fin. Au fond de son lit, il a entendu une voix familière qui n’était pas celle de la veille servante, Agathe. C’est bien elle, c’est Leila, son amour de jeunesse. Leur retrouvaille marque le commencement d’un temps de paix et de réconciliation. Joseph participe désormais à la vie du village, il travaille, mange et rit avec ceux qui sont peut-être devenus les siens.
Joseph rougit, il était sur le point de l’empoigner. Mais Leila n’a pas eu peur. Elle l’a simplement traité d’animal et s’est bien moquée de lui. Elle fait un pas en arrière. A présent, son regard est à la recherche de quelque chose en lui. Sa tête est légèrement inclinée vers le bas, elle lève les yeux pour lui parler, un peu comme un chien devant son maître.
– Tu viens? J’ai quelque chose à te montrer.
Il la suit sans poser de questions. Ils arrivent sur la grande route et traversent les champs de luzerne. Ils se dirigent vers les vergers. Les fruits ploient les branches des arbres qui semblent se prosterner devant eux. Leila prend une échelle et grimpe dans un pommier.
– Qu’est-ce que tu attends? Fais comme moi!
Il obéit et se perd entre les feuilles et l’azur. Les rayons du soleil projettent sur son torse l’ombre des feuilles qui ressemblent aux ailes d’un oiseau blessé. Au loin, la route de son enfance se perd entre les collines. Il la confond avec la rivière. Derrière les frondaisons, au milieu de la plaine, Joseph entrevoit les lacs qui accueillaient autrefois leur corps moite et alourdi par les touffeurs de l’été. Ils allaient nus, sans pudeur, saisir leur reflet au fond de l’eau miroitante. Ils avaient froid. Ils s’ébrouaient. Ils jouaient à se couler jusqu’à ce que l’un d’entre eux pleure et qu’on attende les remontrances de ses parents, coupables, mais joyeux. Alors, la tête baissée, distraits par leur reflet grimaçant, ils n’écoutaient plus et se moquaient d’eux-mêmes. Les premières années, les filles et les garçons se mélangeaient naturellement. Plus tard, les garçons se baignèrent avec les garçons et les filles avec les filles, et si l’on dérogeait à la règle, tout le monde savait bien pourquoi… Les garçons attendaient avec impatience le vainqueur ou le perdant sur des roches nues et se contentaient de la réponse de leur champion, tandis que les filles s’attroupaient et demandaient à la courageuse de tout leur raconter. Le lac était le lieu de toutes les rencontres.
Les cigales chantent. Les prés sont encore verdoyants. Derrière lui, la forêt a revêtu sa tunique chamarrée. L’esprit de Joseph erre simultanément dans deux palais différents, l’un est celui de l’automne, l’autre celui du printemps. La terre imprègne ce corps déserté par l’intelligence. Immobile, il est emporté par le flux d’une conscience étrangère. Joseph a le sentiment d’exister.
– A quoi tu penses?
Cela n’aura duré qu’une fraction de seconde… Il aimerait lui expliquer, mais la vie ne lui a laissé qu’une vague impression de son passage, pas même un souvenir, pas même une preuve. Au fond de son cœur, Joseph ne peut qu’éprouver le manque, l’absence de celui ou celle qui l’a visité à son insu. Il ne répond pas, par crainte de perdre le peu qu’il lui reste. Mais il n’est pas fâché, elle ne l’a pas fait exprès. Il se réjouit. Ce n’est pas tous les jours qu’il peut reprocher à quelqu’un sa maladresse.
– Ce n’est rien.
Leila redescend et lui fait signe d’approcher. Il se laisse guider par sa chevelure blonde. Ils marchent jusqu’à ce que leurs forces les abandonnent et se couchent dans l’ombre des vergers. Il ne faut plus résister, seulement se laisser faire. Il n’y a personne. Le souffle du vent ne les gênera pas, au contraire, il emmêlera leurs cheveux et poussera quelques nuages qui cacheront le soleil, alors ils auront froid et plus rien ne pourra empêcher leur corps de s’étreindre. Ils s’appartiendront. Le passé et le futur abolis, il n’y aura plus qu’un vaste et éternel présent, suspendu au milieu de rien, dans la pâleur du soleil et à mille lieues de la terre. Ils sont allongés sur le côté et se font face. Ils n’ont rien à se dire. Joseph pose ses yeux sur ses lèvres. Elle ne veut pas, pas tout de suite. Elle tient son visage entre ses mains. Ses lèvres sont charnues, son nez fin, ses joues creusées par l’inquiétude et ses yeux ! Ils sont le miroir de mondes qu’elle ne connaît pas, ils ont vu ce qu’elle ne peut imaginer, ils la retiennent comme si elle rêvait. Leila lui offre ses lèvres et ferme les yeux. Cela ne la regarde plus. Elle s’évade de la prison du destin. Ils se désirent, ils se possèdent. Mais leur soif ne s’étanche pas. Ils s’aiment plus fort encore, et le ciel tournoie au-dessus de leur tête. Ils ne pensent plus, leur conscience s’est éteinte. Leur être s’identifie aux battements de leur cœur, à la sensation de la peau effleurée, caressée, léchée par cet autre qui, en l’espace d’un instant, est devenu leur raison de vivre. Elle le repousse, puis se dénude. Ses seins sont durs, elle embrasse son cou. Seuls, ils sont pris par le vertige de l’amour. Ils ne sont plus que sensations, leur peau frissonne, leurs pupilles sont dilatées, leurs langues s’entremêlent, plus rien n’a d’importance. Ils pourraient mourir demain, ou maintenant. Si on les voyait ainsi, on leur collerait une balle dans la tête, et après ? Couché sur le dos, imaginant les étoiles scintiller au-dessus de lui, Joseph se demande si c’est cela qu’on appelle être heureux. Sa réflexion est interrompue, l’ivresse le gagne, pourquoi penser? Leila avait raison, à présent il ne faut plus comprendre.
«Oui, c’est cela qu’on appelle être heureux. On ne le comprend que plus tard… J’ai été pris dans une sorte de tourbillon… A un certain moment, j’ai cru que je devenais aveugle. Oui, je ne voyais plus. Tout était blanc, c’est comme si j’avais osé regarder le soleil. Blanc… sans couleur. Et moi je n’étais pas là, absent de mon propre rêve. Cela ressemble à une illumination… Il n’y avait plus de formes, plus de contours, plus d’angles. Mais je ne pourrais pas dire que tout était plat… En fait, je ne pourrais rien dire du tout.»
Le poids de son corps sur le sien, ses cheveux blonds répandus sur sa poitrine comme autant de fleuves se jetant dans la mer. L’odeur de sa chair, les fleurs écrasées, la hauteur du soleil dans le ciel. Ces images lui apparaissent, puis se dérobent. Il ne fait qu’entrevoir, son regard ne peut se fixer sur rien. Le temps s’écoule trop vite pour être rattrapé. Mais pourquoi vouloir le rattraper? Sa course leur est devenue indifférente.
– Tu es revenu… J’en suis sûre maintenant… Merci.
– Pourquoi? Je n’ai pas fait grand-chose.
– Si, tu es revenu. Et c’est tout ce qui compte pour moi. Tu ne m’as pas abandonnée. Je n’ai jamais douté de toi, tu sais? Je savais que tu reviendrais pour moi, ce n’était qu’une question de temps.
Il l’embrasse, un peu étonné. Ses lèvres l’excitent. Elle le veut encore, elle le voudra toujours. La source de son bonheur lui semble intarissable.
– Tu vas rester vivre ici, n’est-ce pas?
– Je pense bien, oui.
– Si tu repars, emmène-moi.
– Je t’emmènerai.
– Tu me le promets?
– Je te le promets.
Elle fond en larmes et le serre fort contre son cœur. Joseph essaye en vain de la calmer. Mais Leila est folle de joie.
*
En remontant au village, Joseph se joint aux hommes qui le félicitent et le remercient pour son aide. On marche bras dessus bras dessous et l’on chante des chansons paillardes. Une larme brille dans le coin de son œil. Sa reconnaissance est infinie.
Certains couples le regardent, amusés, et lui proposent de leur rendre visite lorsqu’il aura un peu de temps. On veut l’inviter, on serait honoré de sa présence ! Il faut absolument qu’il vienne et qu’il raconte son histoire aux enfants ! Joseph est un homme exceptionnel ! Et dire qu’hier on l’a renié ! On s’excuse, on passe à autre chose. C’est de l’histoire ancienne, maintenant ! Il vaut mieux se tourner vers l’avenir.
– Ce soir, c’est ma tournée! Je vous invite tous à la maison!
Joseph ne connaît pas l’homme qui a parlé. Mais il se réjouit de boire et d’oublier. Il part prévenir Agathe.
Chez Bruno, on prend place sans souffler mot et l’on attend d’être servi. On fait ça régulièrement, on se voit, on trinque et on boit. On lui dit que lorsqu’il aura un toit, il pourra accueillir tous ceux qui sont assis à la table et leur offrir beaucoup d’alcool. Joseph acquiesce, un peu mal à l’aise. Il prête beaucoup d’attention aux paroles de ses aînés. S’il suit leurs conseils, son statut évoluera vite et son appartenance à la communauté ne fera plus aucun doute.
Joseph boit cul sec. A nouveau, on le félicite et il reçoit une bourrade sur l’épaule. Il n’aime pas beaucoup l’alcool. On rit joyeusement de ses grimaces. On le prend encore pour un gamin qui découvre les plaisirs de la vie. Mais après tout, quel mal y a-t-il? Les hommes ont raison. Joseph ne vit que depuis quelques heures, et c’est grâce à eux ! Seul, il n’en aurait jamais été capable. Il leur doit tout. Alors il déclare:
– Très bien, messieurs! A votre santé et à la mienne, buvons!
– Santé!
A une heure du matin, Joseph salue ceux qui ne sont pas encore partis et retourne chez sa logeuse. Il est un peu chancelant, mais arrive tant bien que mal à la maison. Il n’est pas complètement ivre. Il monte l’escalier avec beaucoup de prudence et arrive enfin à l’étage. Le plancher grince, il prend plaisir à l’entendre, comme s’il écoutait le feu crépiter dans la cheminée. Ce lieu lui paraît accueillant, il s’y sent bien. Il se jette sur son lit, recru de fatigue, mais heureux. Il ne trouve pas tout de suite le sommeil, il est excité et songe au lendemain et aux surprises que le monde lui réserve. Mais son esprit est avant tout occupé par Leila et cet instant de pur bonheur dont il a joui cet après-midi.
On toque à sa porte. Il a peut-être mal entendu? mais non, à nouveau trois coups sont frappés. Il se lève, mais ne craint rien. Joseph est confiant, absurdement confiant. Il saisit la poignée de porte et attend un instant avant de la tourner.
C’est elle.
Sur le seuil, elle lui dit:
– J’ai pensé qu’un peu de compagnie ne te ferait pas de mal…
Elle l’embrasse sans lui laisser le temps de répondre.
Un rayon de lune traverse les rideaux et éclaire la moitié de leurs corps. Leur visage est dans l’ombre, invisible. Demain, rien de tout ceci n’aura été. Le vent passe comme un soupir. Les draps se froissent, le ciel descend jusqu’à eux. Ils couchent parmi les étoiles. Cette nuit est plus claire que les plus beaux jours de l’été. Leurs corps s’unissent. La fatigue les abandonne, ils ne dormiront pas.
– Je veux qu’on parte ensemble. Je veux que tu m’emmènes voir la mer, Joseph. Comme tu me l’as promis.
– Mais comment? Ton père le saura, on me chassera et puis… Je ne veux pas prendre ce risque. Je ne veux pas perdre la place que je n’ai même pas encore trouvée au village, tu comprends? Et si on me chasse, je te perdrai toi.
– Ce sera notre petit secret… On partira pendant la nuit. Ils dormiront tous! Tu crois qu’on va monter la garde à la sortie du village, toi? On courra jusqu’en plaine, toute la nuit, toute la nuit! Dans le silence le plus total, Joseph! Comme des escrocs, comme des voleurs ! Et on nous traitera peut-être comme ça au village. Mon père me reniera. Je ne serai plus sa fille et alors? Il ne comprend pas, il n’a jamais compris, mon père…
– Quand est-ce que tu veux partir?
– Je te le dirai. Je veux le voir, ce monde. Je veux en faire partie, moi aussi. Tu m’as promis… tu crois que j’ai oublié. Ces paroles que tu as gravées, tu crois que c’est du vent? Un jeu, peut-être? Eh bien moi, je m’en souviens. Et tu es revenu.
– Ce n’est pas pour repartir, je veux rester vivre ici.
La suite, le mois prochain.
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