Rachida Dati est devenue garde des Sceaux, alors que Sara est devenue assassin à l’âge de 19 ans. Elles ont pourtant toutes les deux grandi dans le même milieu, dans la même petite ville française. Enquête sur une fille de province qui a explosé en plein vol.
Barbare, sauvage, inclassable, indicible, monstrueux… les adjectifs sont nombreux pour qualifier un homicide qui naît d’un déchaînement de violence. Les médias s’en emparent volontiers pour alimenter leur rubrique dédiée aux faits divers. Le crime de Sara, survenu en 1991, n’a cependant pas fait de vagues. Mais il est resté bien vivace dans les pensées de Johanne Rigoulot, auteure et journaliste, qui ne parvient chez les Romains de l’Antiquité, les lémures sont des esprits malfaisants qui viennent tourmenter les vivants). Et de l’enfermer dans Une fille de province, son nouvel ouvrage.
«Il y a entre ses dates de naissance et de mort l’espace d’une histoire réduite à un échec. Il y a entre l’une et l’autre le souffle d’une tragédie impossible à enrayer.»
Fille cadette d’une famille de six enfants et d’un père violent, Sara grandit dans une cité d’urgence à Chalon-sur-Saône. Son parcours scolaire est tortueux. Elle trouve toutefois un travail dans une maison de retraite, où elle rencontre Yvonne, sa victime. Elle l’assassinera à l’arme blanche dans un sang-froid inexplicable. Il n’y a pas de mobile. Personne ne saura d’ailleurs jamais ce qui a poussé cette jeune femme de 19 ans à un tel acte. Johanne Rigoulot évoque pourtant un élément important, qui a certainement influencé Sara et qui joue un rôle dans une grande proportion des crimes: le trouble psychiatrique, lié à la toxicodépendance. Si ce n’est pas le seul facteur, c’est une des pistes qu’explore l’auteure.
«Dans la trame tissée entre norme et différence, entre le sensé et le fou, certaines fibres s’entrelacent à d’autres, complexifiant le motif.»
Deux trajectoires antagonistes
Johanne Rigoulot ne cherche pas à connaître Sara parce que son crime la fascine, tant s’en faut. Elle est loin de la romantisation des grands meurtriers qui pointe dans de récents films ou séries à succès. Son approche est bien plus sociologique. Outre ce qu’elle appelle «les errances de la pharmacopée psychiatrique», elle invoque un grippage du système, un manque de budget dans ce secteur ou l’insuffisance des mots dans un milieu social défavorisé.
Cette approche, bien que pertinente à plusieurs égards, dévoile cependant une tendance à la déresponsabilisation de l’individu. Si l’est vrai que statistiquement le crime baisse dans les sociétés qui bénéficient d’infrastructures psychiatriques et judiciaires solides, il n’en est pas éliminé pour autant. La pauvreté ou la toxicomanie n’engendrent pas nécessairement le crime non plus. Est-il dès lors souhaitable qu’une communauté porte une part de responsabilité – collective – pour un choix individuel et délibéré?
Rachida Dati est par exemple souvent évoquée au fil des questionnements. L’ancienne ministre de la justice, récemment renommée à la Culture, qui a pourtant grandi dans la même ville et dans un contexte social semblable, a gravi tous les échelons. Comment se fait-il que deux vies parties d’un point équivalent donnent des résultats si différents?
Le récit n’apporte pas de réponse définitive à cette question, comme nous n’aurons jamais accès à la psyché de Sara et ne saurons jamais quelle force l’a poussée au pire crime. Dans une narration fluide et personnelle, l’auteure réussit à se saisir d’un «fait divers» oublié pour interroger tout un système.
Ecrire à l’auteure: chelsea.rolle@leregardlibre.com
Vous venez de lire une critique littéraire en libre accès, également publiée dans notre édition papier (Le Regard Libre N°103). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus!
Johanne Rigoulot
Une fille de province
Les Avrils
Septembre 2023
169 pages