L’écrivaine française, déjà lauréate de nombreux prix littéraires, en a ajouté un nouveau à sa collection: le choix Goncourt de la Suisse, qui lui a été remis courant mai au Palais de Rumine.
C’est une salle comble qui a accueilli Neige Sinno à Lausanne. Près de 200 personnes avaient fait le déplacement, à l’invitation notamment de l’ambassade de France en Suisse, afin de voir l’écrivaine recevoir le choix Goncourt de la Suisse pour Triste Tigre, un livre bouleversant où elle raconte les abus sexuels répétés que lui a fait subir son beau-père durant toute son enfance.
Cet ouvrage, publié en août 2023 aux éditions P.O.L., a glané depuis une incroyable moisson de récompenses, dont le prix Femina ou le Goncourt des lycéens. Le roman, bientôt traduit en 26 langues, a également été distingué par les lecteurs du choix Goncourt dans 18 pays, dont la Turquie, les Etats-Unis, le Canada ou la Corée du Sud.
En Suisse, c’est une centaine d’étudiants de neuf hautes écoles et universités qui a choisi Triste Tigre. Et le lauréat s’est démarqué très rapidement parmi les finalistes en raison de ses qualités littéraires indéniables, a expliqué à Lausanne le jury, qui a aussi souligné les mérites de la plume de Neige Sinno, qui ont profondément touché et marqué les lecteurs participant à cette sélection.
Un succès fugace dont il faut profiter
Face à cette pluie de compliments, la Française aujourd’hui installée au Mexique ne semble pas blasée. Toute simple, en jean et pull à col roulé noir, elle avoue que le succès de son roman reste une fête, même s’il a encore un caractère irréel. C’est comme une «espèce de rêve», avoue-t-elle presque timidement. «J’essaie surtout de ressentir cette joie, parce que ça ne va pas durer longtemps», plaisante Neige Sinno qui, loin de tirer la couverture à elle, estime qu’il s’agit avant tout d’une célébration de la lecture en général.
Car l’auteure est aussi une grande lectrice. Cela se ressent dans son livre à la forme hybride, entre récit autobiographique, extraits de journaux et exploration littéraire… Vladimir Nabokov, Christine Angot, Toni Morrison : elle convoque dans son travail nombre d’écrivains qui se sont eux aussi penchés sur la question des violences sexuelles sur les enfants. Cette démarche, elle l’assimile au travail de pollinisation chez les abeilles. «On prend du pollen ici ou là. En butinant, chacun transforme le matériau à sa petite sauce et cela ne ressemble plus au livre de départ. Mais je trouve ça beau», note Neige Sinno.
Si les thèmes principaux de la discussion restent le viol et l’inceste – et les débats y reviennent souvent – l’ambiance n’est pas lourde et pesante au Palais de Rumine. Il y a même des éclats de rire, quand Neige Sinno avoue qu’elle aurait aimé laisser davantage encore libre cours à son humour mordant dans son travail. Les victimes d’abus sexuels ne sont pas «coincées tout le temps dans le sérieux et la solennité», plaisante-t-elle. Mais il y a aussi des moments de vive émotion, quand des membres de l’assemblée, les larmes aux yeux, remercient l’écrivaine d’avoir pris la parole pour parler d’un sujet aussi difficile.
Trente ans de réflexions
Interrogée par l’assistance, l’auteure avoue d’emblée qu’elle ne voulait pas écrire un récit autobiographique. Elle ne voulait pas raconter sa vie. «J’aurais préféré exister dans la littérature avec un autre texte et un autre sujet», reconnaît-elle, soulignant que le succès vertigineux de son livre lui laisse un arrière-goût amer. «C’est un paradoxe de plus que, justement, ce soit ce texte-là qui fasse écho, alors que je ne voulais pas l’écrire», note Neige Sinno qui veut encore travailler sur cette réaction à l’avenir, quand les choses se seront calmées.
Ce qui frappe chez elle, c’est que chaque mot a l’air pesé et réfléchi, le résultat de trois décennies à penser et analyser ce qui lui est arrivé pendant de si longues années dans son enfance. Des questionnements qui n’ont pas pris fin, même après la condamnation de son beau-père par la justice.
Elle avoue d’ailleurs que Triste Tigre est la synthèse d’une «obsession à réfléchir à la même histoire à travers de nombreux angles différents», même si aucune approche n’apporte, selon elle, de réponse satisfaisante à la question des abus sexuels sur les enfants.
Neige Sinno ne se place d’ailleurs aucunement dans le rôle de juge et jury; elle revendique au contraire son positionnement d’observatrice. «Je n’ai pas de décision à prendre, d’opinion à donner, de solution à produire. (…) Poser des questions, c’est déjà suffisant. Essayer de mieux poser les questions, c’est faire en sorte que ces questions soient mieux entendues», estime-t-elle. Une posture dont la clarté et l’humilité ont convaincu, semble-t-il, le public romand. Au terme d’une rencontre longue de deux heures, c’est avec une standing ovation qu’il a salué l’écrivaine française. Avec de repartir chez lui la tête emplie de davantage d’interrogations encore.
Ecrire à l’auteure: sandrine.rovere@leregardlibre.com
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Neige Sinno
Triste tigre
Editions P.O.L.
Août 2023
283 pages