Les mercredis du cinéma – Loris S. Musumeci
« Et si c’était un canular, Monsieur Panahi ? »
Une vidéo amateur est adressée à l’actrice Behnaz Jafari, dans son propre rôle. « Bonjour Madame Jafari, je suis Marziyeh », salue la jeune fille qui se filme en selfie. Elle annonce ensuite gravement qu’elle est sur le point de se suicider parce que sa famille l’empêche de devenir actrice. Celle qui, pour le coup, est actrice reçoit ces images l’interpellant et vit la panique. Elle se sent responsable, d’autant plus si Marziyeh s’est vraiment donné la mort. Elle part donc contrôler sur place ce qu’il en est vraiment avec le réalisateur Jafar Panahi, lui aussi dans son propre rôle.
Une fois sur place, le village de la zone montagneuse du Nord-Ouest iranien leur réserve un accueil mitigé. Les deux mènent l’enquête et rencontre villageois, familles, enfants susceptibles de leur fournir des informations sur l’adolescente. Effectivement, elle a disparu depuis trois jours. Angoisse accrue pour Behnaz Jafari. Les deux découvrent cependant bien plus que ce qu’ils attendent. Ils font la connaissance d’une culture, d’une philosophie et d’une mentalité et de tant d’autres richesses.
Une affiche qui en dit long
Les affiches ne sont pas toujours à la hauteur des films qu’elles annoncent. Trois visages est un grand film ; Trois visages est un beau film. De plus, il est réalisé par l’un des plus fameux noms de la nouvelle vague iranienne et du cinéma contemporain à l’international. Jafar Panahi fait autorité par son statut d’assigné à résidence. Il est respecté entre autres raisons plus importantes parce qu’il est interdit de réalisation – censure cependant contournée puisqu’il y a film. C’est son nom qui fait le succès et la notoriété du film, mais en tout cas pas son affiche. Plutôt de mauvais goût, elle se présente dans un style de dessin pop art adouci.
Pourtant, même si elle n’est pas forcément plaisante à voir au premier regard, elle a du sens et porte des significations fort intéressantes. Premièrement, elle s’inscrit à la suite de Taxi Téhéran et Ceci n’est pas un film, dont les affiches sont aussi des dessins du même type, surtout celle de Taxi Téhéran. Deuxièmement, elle laisse entendre la censure faite au film. D’ailleurs, les autres longs-métrages à peine évoqués ont eux aussi été tournés sous la censure. On imagine ainsi que pour éviter un plateau dédié à la photo servant à l’affiche, le réalisateur ait choisi l’option du dessin.
Troisièmement, l’hypothèse d’un hommage à la bande dessinée Persepolis de l’Iranienne Marjane Satrapi, qui est aussi très critique à l’endroit de la République islamique d’Iran. Avec leurs assimilations de plages unicolores, leurs contours au feutre noir et la rondeur des traits, les dessins se ressemblent. Thèse d’autant plus probable que la bédéiste traite dans son œuvre des sujets chers à Panahi et vice-versa.
La pureté de l’image clandestine
L’esthétique de la photographie est bien plus remarquable et appréciable que celle de l’affiche. Bien que les moyens techniques soient restreints à cause de la clandestinité, le réalisateur réussit à inscrire sa griffe à l’image. De nombreux plans dans la jeep de Panahi font évidemment penser, là encore, à son dernier film Taxi Téhéran (2015), tourné dans un taxi parcourant la capitale. Laissons néanmoins ces références de côté pour nous reconcentrer sur la photographie.
Si cela ne tenait qu’à la pureté de l’image, rien ne laisserait penser à un film clandestin. Malgré l’espace restreint d’une auto, la caméra réussit à donner de la profondeur aux plans sur le visage de Behnaz Jafari en voyage pour le village durant la nuit. Il y a en outre un jeu très habile avec l’espace qu’occupe le visage sur l’écran dans une proportion d’un tiers. Puis, le jeu de lumière avec les réverbères sur la route et les phares des autres véhicules ainsi que la lumière du téléphone portable que tient l’actrice en mains. Elle regarde effectivement en boucle la vidéo de l’adolescente en détresse.
La voix du village qui s’exprime librement
Concernant le sujet, tous les critiques s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un film politique. Ils ont raison. Sans entrer dans la complainte égocentrique, Trois visages fait allusion à la censure de son réalisateur et à celle d’autres artistes iraniens. Le film aborde également la question de l’aménagement du territoire dans le pays par les routes délabrées et problématiques empruntées par les protagonistes. La question de la place des femmes et de la vie villageoise est certainement aussi politique. Mais là, en l’occurrence, elle est surtout culturelle. Pour le moins, c’est ainsi que le réalisateur semble exposer les faits.
Ceux qui s’attendent à une critique sans compromis ni nuances de la société iranienne dans le nouveau Panahi seront déçus. Car ce qui fait pencher les thèmes majeurs du film du côté plus culturel que politique, c’est justement la nuance du regard fin et intelligent de l’Iranien. Il essaie de comprendre. Il veut donner à comprendre. Il ne justifie pas les attitudes à caractère inégalitaire voire misogyne, pourtant il laisse la voix du village s’exprimer librement. « C’est nos coutumes. »
La place qu’il accorde à leurs propos montre bien que Panahi n’exprime aucun mépris pour ces citoyens qui vivent à part. Pas de caricatures non plus d’hommes qui seraient méchants et esclavagistes avec les femmes. D’ailleurs, ceux-ci s’inclinent devant l’actrice en visite et lui servent le thé et des cadeaux avec humilité. Le film fait aussi honneur à la vie des montagnards en filmant avec grâce des objets du quotidien et du travail : un taureau blessé, un tracteur rouillé.
La plus belle scène, qui résume bien l’esprit du film, reste sans aucun doute celle où un villageois s’entretient avec Behnaz Jafari. Les deux discutent un soir, assis sous les lumières, devant la maison de l’homme modeste. Celui-ci, qui s’était montré hostile à l’arrivée des deux étrangers au début, lui livre ses pensées, ses soucis, sa vision du monde, ses espoirs les plus sincères pour les générations futures. Le dialogue offre au scénario toute sa dimension transcendante qui passe à travers l’existence humaine et encourage les petites gens à tenir bon et être heureux avec ce qu’ils ont. Ce dialogue a offert également à Trois visages son prix du scénario au dernier Festival de Cannes.
« Et si quelqu’un a envie d’être saltimbanque, que doit-il faire ? »
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